Les portugais disent « matar saudades » quand ils veulent combattre la nostalgie. Cela donne ce qui suit, qui tranche avec l’ordinaire. Commentaires bienvenus.
Au commencement était le grand-père maternel disparu avant ma naissance. Chaque famille a ses mystères que l’on tait, le sien était qu’il s’était sans doute suicidé. C’était un entrepreneur à la tête d’une scierie et d’une exploitation de carrières, et il était le maire de Vatteville, une petite commune normande de l’Eure qui n’a jamais atteint deux cents habitants, située sur le plateau qui surplombe la vallée de la Seine à cent kilomètres de Paris, une grande distance à l’époque. Il a laissé en héritage des maisons, dont une pour mes parents.
La grand-mère avait le caractère entier d’une institutrice de la III ème République. Elle menait ses élèves à la baguette pour faire entrer dans leur caboche la liste des préfectures et des sous-préfectures, avec comme horizon qu’ils obtiennent tous sans exception le certificat d’études, allant si besoin les prendre par le col dans les fermes pour qu’ils n’aillent pas travailler dans les champs. Elle était aussi la secrétaire de Mairie, la salle unique de la classe était au rez-de-chaussée et la Mairie à l’étage de la même maison.
Il y avait un zeste de Don Camillo et de Peppone à Vatteville entre la grand-mère Morisse et la châtelaine, comme on la surnommait, qui prodiguait le catéchisme le jeudi dans son domaine cerné de hauts murs, laissant son Pinard de la Boullay de mari sortir la 4 chevaux pour une balade, le moteur vrombissant, sans jamais pousser au-delà de la première vitesse.
Les personnages hauts en couleur ne manquaient pas, parmi lesquels se détachait « Sale temps Léon ! » qui débutait invariablement les conversations par cette observation et avait hérité de ce fait ce sobriquet. Ou dans un autre genre le vieux père Var, un cultivateur chez qui on mangeait la soupe non pas dans des assiettes mais dans des creux de la grande table en bois, un coup de serpillière derrière et la vaisselle était faite ! Le patriarche avait engrossé ses deux filles qui lui avaient donné deux bébés. Michel Var, l’un des fils conçu avec sa légitime, était mon copain. Il cultivait la fâcheuse habitude de se coller à table tout contre moi en annonçant « là, tout près de Babou ! » (comme on m’appelait à l’époque), en m’imprégnant de ses effluves.
J’ai appris la belote dans cette ferme dotée tardivement d’un tracteur en maniant des cartes graisseuses et écornées qui collaient, mais aussi fait l’apprentissage de boulots de la ferme, sans aller jusqu’à traire les vaches ou à conduire la jument quand elle tirait un tombereau d’eau pour les bêtes dans leur pâturage à la belle saison. Temps fort : les moissons et les généreuses rasades de cidre très peu fermenté durant les pauses, la boisson locale. Manier une gerbe de blé de 50 kilos au bout de ma fourche m’a valu la reconnaissance de mes compagnons.
En tête de la liste des personnalités figurait Madame Aymard et son compagnon, Monsieur Victor, un noir martiniquais qui faisait partie depuis longtemps du paysage. Elle y tenait un dépôt de pains de 2 livres, qui duraient une bonne semaine une fois enfournés dans la huche placée à côté de l’horloge normande égrainant les heures. Chacun coupait d’épaisses tranches avec son couteau dont la lame se repliait. Une cabine téléphonique était installée, seul téléphone existant au village, et un café-tabac la jouxtait. Les tournées de café-calva s’y succédaient entre hommes. Madame Aymard avait un sacré tour de taille, avenante dans son commerce de mercerie, de bricoles diverses et grands bocaux de bonbons alléchants en vue sur le comptoir. Ce petit univers de tiroirs me fascinait.
Le curé aurait pu figurer parmi les notables, mais il était également itinérant, se partageant entre les fidèles de plusieurs villages des alentours pour y assurer en priorité la célébration des baptêmes, des mariages et des enterrements. Lui aussi faisait sa tournée des maisons du village pour percevoir une fois l’an le denier du culte, sans s’arrêter chez nous qui étions une cause perdue. Le facteur qui assurait sa longue tournée par tous les temps à bicyclette ne manquait pas cette halte, buvant un coup de rouge à chaque arrêt afin de délivrer le courrier. Dur métier ! Pour sillonner les routes aux alentours, j’avais aussi mon vélo, équipé d’un guidon de course et de cale-pieds, suiveur assidu du Tour de France à la radio, dont je singeais le meilleur sprinter, mon héros André Darrigade, oubliant ma voiture à pédales déglinguée trop petite. Je ressentais déjà un irrésistible appel au voyage qui m’a ensuite poursuivi.
Dans un petit coin du jardin de mes parents, une maisonnette abritait Pauline Delamare, chez qui ma petite sœur Véronique se rendait souvent. Malgré sa réputation sulfureuse, nos parents laissaient faire et avaient même permis à Pauline et Gaby, son compagnon, de cultiver un potager sur le terrain de notre maison pour ses besoins. Prise elle aussi par le besoin d’écrire sur Vatteville, il y vingt ans, voici comment Véronique ressentait leurs relations : « Ma Pauline, tu as eu pour moi le regard d’une mère recueillant l’enfant prodigue. »
L’arrivée des ouvriers des moissonneuses batteuses itinérantes ne passait pas inaperçue à Vatteville; un autre grand moment était la venue annuelle du bouilleur de cru qui distillait le calvados avec les pommes que chacun lui apportait, relégué en bout de village en raison de l’odeur pestilentielle dégagé par son office.
La fête du village était un autre évènement attendu, un parquet de bal était dressé dans la cour de l’école et des attractions étaient improvisées avec des bouts de chandelle. Les anciens s’asseyaient, ceux qui étaient dans la force de l’âge étaient engoncés et mal à l’aise dans leurs costumes tout juste sortis de l’armoire et sentaient la naphtaline, eux-mêmes le propre, étranglés par leur col de chemise boutonné et touchants de gaucherie. Les plus jeunes venaient chercher la bonne fortune en bande, car les rencontres avec les filles d’autres villages n’étaient pas nombreuses, sauf à fréquenter les autres communes. La plus proche était celle de Daubeuf près Vatteville, à trois kilomètres en bas de la côte, qui ne se remettait pas de cette appellation administrative la faisant passer au second rang. Le village le plus proche, c’est souvent l’ennemi !
Les occasions de jouer ne manquaient pas, ping-pong avec un parisien animé par la rage de vaincre en tout, labyrinthes entre les amas de ballots de foin (un jeu dangereux) et petit train avec le wagon rescapé de la scierie du grand-père et son parcours de rails. Notre domaine avec Domino, un vrai garçon manqué, fille du nouveau propriétaire des lieux, et l’occasion de batailles de pommes homériques.
Une fois par semaine, des commerçants ambulants stoppaient devant chaque maison après avoir klaxonné pour s’annoncer, un épicier et marchand de fruits et légumes de Daubeuf nommé Delinotte, et un boucher installé à Muids, bourgade dotée d’une charmante plage fluviale au bord de la Seine. Ils rayonnaient dans la proche région dans leurs fourgons, la grande distribution n’était pas née et il fallait compter une dizaine de kilomètres pour atteindre les commerces de la ville la plus proche, les Andelys. Celle-ci était surplombée par les ruines du château Gaillard dont la vocation défensive d’origine contre les invasions vikings avait changé pour accueillir sur ses pentes escarpées des compétitions assourdissantes et spectaculaires de moto-cross.
Suite à une sérieuse dispute entre mes parents qui m’avait été dissimulée, ma tante Madeleine m’accueillit pendant des mois chez elle, où j’avais pour copine de jeu ma cousine Sylvie, du même âge. J’ai connu la route enneigée et glacée du petit matin, les bancs de l’école où un poêle ronflait, et où Monsieur Pujol officiait à cette époque, très apprécié lors de la dictée car il prononçait toutes les lettres distinctement avec l’accent du midi. Pour clôturer cet intermède campagnard, un petit rôle dans le spectacle de fin d’année de l’école me fut confié avant que mes parents ne me récupèrent.
Personne n’avait visité Paris et les excursions scolaires dans de vieux autocars remplis de marmaille hurlante se contentaient de longer la vallée de la Seine vers l’Ouest. La mer était cependant trop loin et il fallut attendre l’arrivée du premier poste de télévision à Vatteville pour voir les rouleaux de la Manche et entendre leur grondement. Les hasards de la conscription ont toutefois permis aux jeunes appelés de connaître un peu de pays, suscitant chez eux leur départ de Vatteville.
Vatteville était restée une affaire de famille, ce qui explique notre statut particulier, à nous les « parigots tête de veau ». Ma tante Madeleine, la sœur de ma mère Andrée, avait eu un fils d’un premier lit, Claude Delinotte, qui vivait au pays. Le mari de ma tante, mon oncle Marceau, tenait un garage, secondé par son fidèle ouvrier, Juan avec son mégot éteint toujours niché au coin de la bouche. Épisode peu glorieux aux yeux de mes parents – mon père était issu de la Résistance – un portrait du Maréchal qui trônait dans le salon de ma tante et mon oncle disparu soudainement. J’étais trop petit pour comprendre que ce n’était pas spontané, et avait touché la bande constituée par les deux couples formés par les deux sœurs et leurs conjoints, qui se rendaient régulièrement l’été à la mer, en profitant d’un autre héritage du grand-père, la maison balnéaire de St Aubin sur Mer.
Après l’apprentissage de la campagne, vint le temps de celui de la mer, des expéditions à marée basse dans les filets de pêcheur pour capturer les poissons oubliés, du crissement des pinces des crabes, d’énormes tourteaux, dans les seaux de plage, à l’époque métalliques, et de la sinistre sirène de brume de Dieppe entourée des indestructibles blockhaus du Mur de l’Atlantique et d’énormes buissons de succulentes mûres. La vie était belle, mais le vent balayait la plage nécessitant de s’emmitoufler dans de grandes serviettes de plage pour regarder les grands jouer au volley en attendant la fin de leur tournois quotidien. Ce n’eut qu’un temps lorsque la Méditerranée prit le relais de la Manche chaque mois d’août. Nous disposions de trois mois de vacances d’été, car ma mère était institutrice dans le quinzième arrondissement de Paris. Le XVe hébergeait alors la principale concentration d’Algériens et il n’était pas encore devenu une annexe du seizième, une fois intervenu le départ des usines Citroën. Mais il offrait de grands terrains de jeux où m’emmenait ma grand-mère maternelle, prénommée Adrienne : les terrains vagues des anciennes « fortifs » et les sablières sur les quais de la Seine alimentées par des péniches.
Parmi les atouts touristiques de Vatteville, on pouvait dénombrer deux mares au canard farouchement défendues par des grenouilles, ainsi qu’un calvaire sans grâce. Les bus de touristes n’y passaient pas. Le village vivait à son rythme et selon son temps, informé par les rares lecteurs d’un Paris-Normandie aux pages prioritairement consacrées à l’information régionale. L’arrivée de De Gaulle en 1958 créa un réveil pour la chose politique auquel nous contribuâmes en peignant avec du minium rouge tenace de gigantesques NON sur les murs. Le crime était signé, mais notre statut nous protégea de tout esclandre, le linge sale se lave en famille.
Ma mère puis mon père y furent enterrés l’un après l’autre, la maison avait été vendue par mon père avec l’assentiment de mon frère et de moi-même, le notaire l’ayant vraisemblablement escroqué. L’oncle, la tante et la cousine avaient déménagé à Louviers. Vatteville avait vécu. Sur le tard, j’ai voulu rassembler mes souvenirs, satisfait de ne pas être témoin des grands changements intervenus, de la transformation de plusieurs fermes en résidences secondaires et, comble de l’hérésie, par l’implantation de réverbères sur des trottoirs créés dans cette intention, afin de préserver mon Vatteville à moi. Raison pour laquelle je n’y suis jamais retourné.
Chaque famille a ses mystères, ses non-dits aussi, ainsi que ses maisons de vacances. Les premiers demeurent, ceux qui savent n’étant plus là, les secondes disparaissent à la faveur de ventes plus ou moins déchirantes. La nôtre était modeste, un escalier extérieur bancal en bois menait à un premier étage partiellement aménagé au sol de terre battue et utilisé comme grenier, dans les trois pièces du bas, les papiers peints étaient en lambeaux et les toilettes n’étaient pas d’un grand luxe, petite baraque en bois vermoulu plantée de guingois dans un coin du jardin parmi les orties. La richesse n’était pas notre fort, mais pour l’époque nous étions des privilégiés.
Merci François. Tu peux te vanter d‘avoir en quelques lignes égalé le livre d’Hawking « Une brève histoire du temps ». Et paradoxe spatio-temporel, d’avoir provoqué chez moi une nostalgie pour un lieu et une époque que je n’ai pas connu.
Trop fort ! 🙂
A pas de velours nous nous approchons de la famille de François Leclerc, par petites touches il nous emmène là où il veut bien nous mener éveillant au passage des lieux évoqués notre curiosité. Nous en dira-t-il plus dans des pages ultérieures ? Comme par exemple, qu’est-ce qui avait motiver ces NON chez le jeune François ? Des éléments de réponse se trouvent dans le récit, mais il manque encore quelques pièces au puzzle.
Merci pour cette évocation nostalgique d’un temps révolu … Un texte magnifique.
Beau texte ! oui avez un talent d’écrivain.
Quel beau texte, merci!
beaux souvenirs d’une mémoire qui renvoie à la nôtre. L’intérieur des fermes étaient encore en sol battu, le cidre remplaçait l’eau, et la collectivité paysanne existait encore, souvenirs breton.
Merci françois pour ce texte
En quelques phrases courtes vous plantez un décor de souvenirs d’enfance magnifiques.
Vivement la suite, aurez-vous des souvenirs du Brésil à nous conter ?
Merci, pour une bouffée d’air pur en ces temps moroses.
Merci aussi pour vos billets quotidiens.
Bien à vous.
Le Brésil, c’est un gros morceau, j’ai passé deux ans à São Paulo et m’y suis pas mal baladé. Ma plus grande découverte a été le poids de l’informalité, qui ne lui est d’ailleurs pas propre.
Je vais essayer de m’y mettre.
Je me joints à la cohorte des commentateurs pour saluer les belles images de la caméra de François. Un registre que l’on pouvait soupçonner mais que l’on découvre avec surprise qu’il est encore un cran au dessus.
On est enchanté.
A François que je ne connaissais pas… et qui nous livre un témoignage émouvant.
Je découvre aujourd’hui ses écrits tout en apprenant son décès.
Prise une vive émotion lorsque François cite l’épicier ambulant de Daubeuf près de Vatteville, je réalise qu’il s’agit là de mes arrières grands parents Delinotte.
François et moi Esther, sommes cousins de Claude Delinotte.