Le destin de ceux qui font preuve d’arrogance est de devoir en rabattre comme l’a reconnu Tim Cook, le PDG d’Apple qui se pose en médiateur entre les GAFAM et les États. Facebook est désormais dans la ligne de mire de ces derniers et accumule les mises en cause. Mais cela va bien plus loin.
L’entreprise est même menacée de démantèlement par Elizabeth Warren aux États-Unis, s’attirant comme réplique de Mark Zuckerberg qu’il ira devant les tribunaux pour l’en empêcher. Les enquêtes antitrust et portant sur la gestion des données personnelles se multiplient dans les États américains. Ses techniques d’optimisation fiscale ont suscité de fortes réactions gouvernementales en Europe et, dernière mise en cause après la reconnaissance du droit à l’oubli, la Cour de justice européenne l’épingle pour sa complaisance envers les propos injurieux.
L’annonce du lancement en 2020 de la Libra, son projet de monnaie numérique, a fait déborder le vase. Les États se sont sentis atteints dans leurs prérogatives, l’un des attributs de leur souveraineté menacé. Car 2,7 milliards d’utilisateurs de Facebook constituent une sérieuse rampe de lancement pour le projet créant un fait accompli dont la logique sera irrésistible. Dès juillet dernier, le président de la Fed Jerome Powell avait fait part de ses « grandes inquiétudes en terme de respect des informations personnelles, de la protection des consommateurs et de la stabilité financière ». Les élus du Congrès ont de leur côté demandé à Facebook et à ses partenaires de fixer un moratoire pour le lancement, le temps qu’avec les différents régulateurs ils puissent en examiner et évaluer les risques.
Les dirigeants européens n’ont pas été en reste, faisant convoquer en septembre les responsables du projet devant les représentants des grandes banques centrales mondiales, sous la présidence de Benoit Cœuré membre du directoire de la BCE. Les ministres des Finances de l’Union européenne réunis à Helsinki avaient auparavant exprimé leurs « vives préoccupations » devant une déstabilisation potentielle du système financier et une atteinte frontale à la souveraineté des États et aux banques centrales qui en sont les émanations.
À l’exception du banquier central chinois, tous les grands autres étaient présents lors de la réunion de Bâle de mi-septembre. Avec leurs collègues, les responsables de la Fed et de la BCE ont questionné les représentants du projet afin d’étudier tous les aspects de la Libra. La tenue sans précédent d’une telle rencontre a souligné l’importance de l’événement. Mais les banquiers centraux ne s’en sont pas tenus à cet interrogatoire, ils ont longuement débattu entre eux de ce qu’il convenait de penser et de faire. Ont-ils été jusqu’à discuter du projet du ministre français de l’Économie Bruno Le Maire, « d’une monnaie numérique publique gérée par les banques centrales » et de sa proposition de profiter des prochaines assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale pour avancer ? Ont-ils fait le lien avec la proposition de Mark Carney, le gouverneur de la banque d’Angleterre, préconisant de créer « une devise synthétique hégémonique gérée par un réseau de banques centrales » ? Le G7 finances d’octobre sera destinataire du rapport résultant de la rencontre de Bâle. Mais la contre-offensive ne s’est pas arrêtée là, les gouvernements français et Allemand ayant ensemble appelé à la création d’un concurrent de la Libra, l’Europe étant à la traîne.
Les projets se multiplient, car les technologies le permettant sont disponibles. Lors de l’apparition de la technologie blockchain, il avait été relevé la menace directe qu’elle représentait sur les banques dans leur fonction d’intermédiation, puisqu’elle permettait de se passer de leurs services. Celles-ci ont bien entendu réagi, mais le problème rejaillit maintenant. Arrivée à maturité, cette technologie permet de faire circuler sans intermédiaire bancaire ou autre des monnaies numériques. Facebook, qui prend garde à ne pas froisser trop d’ailes afin de mettre toutes les chances de son côté, n’envisage pas d’aller sur ce terrain périlleux. Mais le ver est dans le fruit.
Les préparatifs chinois en vue de lancer leur propre monnaie numérique sont très avancés et ouvertement revendiqués, contrairement au projet baptisé Gram patronné par la messagerie russe Telegram, qui reste discrète. Il est accompagné d’un système de paiement grand public. Privé, il a recueilli 1,7 milliards de dollars pour son financement lors d’une levée de fonds en cryptomonnaies. Les premiers Grams devraient être mis en circulation d’ici deux mois, afin de devancer le lancement de la Libra en s’appuyant sur les 250 millions d’utilisateurs de Telegram.
La Chine met de son côté les bouchées doubles, après avoir fait savoir que la Libra ne serait pas autorisée sur son sol, ce qui est déjà le cas de Facebook, car « une fois lancée, elle ne pourra plus être arrêtée » s’est inquiété Changchun Mu, le responsable du futur cryptoyuan, dont l’objectif est également d’être prêt le premier et qui voit dans la Libra la menace qu’un groupe américain domine dans l’avenir le monde de la monnaie digitale. En guise de rampe de lancement, la monnaie numérique chinoise pourra être utilisée sur WeChat, une application de messagerie, et Alipay, une solution de payement, a confirmé la Banque populaire de Chine.
Devant le retour de flamme alimenté par les réactions de défiance suscitées par l’annonce de la Libra, les partenaires de départ de Facebook – non des moindres – hésitent devant la perspective d’un conflit avec les États. Ce serait le cas de PayPal, Visa, Stripe et Mastercard. Les gouvernements occidentaux ont tardivement compris que les GAFAM en faisaient à leur aise et en venaient à empiéter sur leurs prérogatives après avoir diminué leurs ressources, grâce à un savoir-faire pointu en matière d’optimisation fiscale et beaucoup d’ingénuité des gouvernants. Eux-mêmes, après tout, y contribuent en diminuant la pression fiscale sous prétexte de relance de la croissance. Mais le temps est venu d’apporter un coup d’arrêt à l’appétit des GAFAM, faute de perdre totalement le contrôle de leurs devises. Avec comme enjeu la configuration de la société de demain, le libéralisme économique jusqu’à maintenant contenu appelé à s’épanouir dans le sillage des GAFAM, si rien n’y fait obstacle. En leur sein, certains y sont prêts et le réclament, d’autres pas…
Et on nous rabâche que seuls les États ont la légitimités de la violence . Peut-être ne faudrait-il pas qu’elle ne se retourne que contre les gilets jaunes et consorts de tous les pays . Voilà ce qui les redorerait à mes yeux .