Le système financier continue de tourner, mais d’une façon assez déconcertante. Après les obligations souveraines à taux négatifs, voici venu le temps pour celles des grandes entreprises de bénéficier du même traitement. C’est déjà le cas de près de 500 milliards d’euros de titres, et ce n’est pas fini.
D’après un pointage de l’agence Bloomberg, un montant équivalent d’obligations émises par les entreprises se situe à des niveaux de rendement allant de 0 % à 3 % et pourrait passer en territoire négatif. Le phénomène est d’autant plus spectaculaire que les entreprises qui en bénéficient déjà – à l’échéance, elles rembourseront moins que ce qu’elles ont emprunté – ne se recrutent pas seulement parmi celles qui sont notées « investment grade », mais également parmi celles notées « high yield », c’est à dire risquées et habituellement à haut rendement !
Pour ceux qui s’attardent à l’observer, au lieu de vaquer à leurs petites affaires, ce nouveau monde de la finance sort des sentiers battus. Les banquiers centraux, à qui on ne fera pas ce procès, en viennent à s’interroger sur l’un de leurs indicateurs favoris, les anticipations d’inflation, grâce auquel ils règlent leur conduite et dosent leurs mesures. Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, l’exprime sans ambages : « Même si les responsables de la politique monétaire ne doivent jamais ignorer des signaux provenant des marchés financiers, ils ne doivent pas non plus se concentrer trop étroitement sur eux (…) Le pessimisme intégré dans les cours sur les marchés obligataires aujourd’hui ne présage pas nécessairement de pressions à la baisse sur l’inflation demain, du moins pas avec la même ampleur. »
Tout à sa défense coutumière des grandes banques françaises, afin de les préserver d’une baisse des taux, François Villeroy de Galhau a de son côté surenchéri : « les banquiers centraux doivent pouvoir agir en toute indépendance des pouvoirs politiques comme des intérêts économiques, y compris des anticipations de l’inflation sur les marchés. » Il a ensuite mis les points sur les « i » : « cela veut dire ne pas dépendre trop exclusivement des instruments du marché pour mesurer les anticipations d’inflation », sans proposer d’alternative, et pour cause…
À Sintra en juin dernier, Mario Draghi a martelé « nous mettrons à profit toute la flexibilité permise par notre mandat pour le remplir – et nous le ferons encore pour répondre à tout défi qui se poserait à la stabilité des prix à l’avenir ». On en est là, à ce niveau de généralités, dans l’attente des prochaines réunions du conseil des gouverneurs, les 25 juillet et 12 septembre prochains. Et les gouverneurs rivalisent de déclarations.
Ignazio Visco, le gouverneur de la Banque d’Italie, prescrit l’adoption de nouvelles mesures de soutien à l’activité, si l’économie de la zone euro ne se redresse pas, tandis que Peter Kažimír, le nouveau gouverneur de la Banque de Slovaquie, nuance le propos : « de nouvelles mesures de stimulation monétaire ne sont pas nécessaires à ce stade, et la BCE attendra de disposer d’indicateurs d’activité avant de prendre une décision. » Le slovène Boštjan Vasle met pour sa part l’accent sur le programme LTRO III de prêts à très faibles taux aux banques. Il est « d’une importance primordiale que l’instrument maintienne des conditions de financement favorables pour les banques et par conséquent soutienne la transmission de la politique monétaire dans l’activité de crédit des banques », car il considère que la faiblesse persistante de l’inflation est une conséquence de la croissance économique modérée, de la faiblesse des prix de l’énergie et d’une moindre « inflation salariale » ces dernières années.
De nouvelles approches émergent, mais elles sont bien timorées. Benoît Cœuré est ainsi favorable à un « taux modulable » de la BCE afin que les banques ne soient pas assujetties à un taux de -0,4% lorsqu’elles placent en dépôt leurs réserves. Ewald Nowotny a été plus loin dans la novation en proposant que la BCE se fixe un objectif d’inflation plus flexible : « je suis favorable au maintien de l’objectif de 2%, mais avec un corridor de 0,5 ou 1%, en montée ou en descente. Un atterrissage de précision est difficilement possible. »
Mais tout cela tourne en rond et laisse une question primordiale en plan : que peut désormais la BCE avec ses instruments monétaires ? Une réponse est apportée dans le Financial Times par un financier, le dirigeant du fonds Lightman Investment Management Rob Burnett : « ce qu’il faut, c’est une stimulation basée sur la demande et dirigée vers l’économie réelle. Plus vite cela sera reconnu, plus vite l’Europe pourra créer l’architecture politique nécessaire pour sauver la voie de la reprise lors de la prochaine crise. »