Que va donc pouvoir faire Christine Lagarde à la tête de la BCE ? Il faut s’attendre à ce que les conseils ne manquent pas, et cela avait déjà commencé alors même qu’elle n’était pas encore nommée.
Trois chercheurs de l’Institut Bruegel avaient ouvert le feu en énonçant une constatation : « Nous estimons que la BCE a joué un rôle disproportionné dans la gestion de la crise de l’euro (…) La BCE a agi d’une manière qui l’a sans doute amenée à la limite de ses compétences. Les frontières entre politique fiscale et monétaire ont été floues. » Et leur mémo, une fois relevé que « il n’existe aucun outil permettant une politique budgétaire anticyclique au sein de la zone euro », souligne que « la marge de manœuvre avec les outils actuellement disponibles sera plus limitée » (que par le passé).
Ce qui les conduit à préconiser le déploiement du programme OMT (Opérations Monétaires sur Titres), lancé par le BCE en 2012 et jamais utilisé. C’est à dire à procéder au rachat massif sur le second marché d’obligations émises par les État membres. Seul Jens Weidmann, le directeur de la Bundesbank, s’y était à l’époque opposé, et la Cour de justice de l’Union européenne avait validé ce programme en 2015 après avoir été interrogée par le Tribunal constitutionnel allemand.
Cela ne pourra pas se faire sans quelques acrobaties, car cela suppose que la BCE revienne sur sa décision de ne pas acheter plus de 33% des titres de dette d’un pays afin de ne pas être en mesure de faire obstacle à une éventuelle restructuration de dette, en application des clauses d’action collective (CAC).
Lever ce plafond, qui a été atteint dans le cas de l’Allemagne et des Pays-Bas, ouvrirait en effet des horizons. En fixer un nouveau à 50% permettrait à la BCE d’acheter 700 milliards d’euros de titres et de déverser autant de liquidités dans le système financier, en espérant ainsi – officiellement – contribuer à la hausse de l’inflation, et en réalité à la relance économique. Un pari audacieux et probablement vain au vu des résultats des précédentes injections de liquidités. Une astuce aurait été trouvée afin que la BCE soit dispensée de vote en cas d’activation d’une clause d’action collective.
Mais les rédacteurs ne s’en tiennent pas à ces perspectives, ayant conscience de leurs limites. « La BCE devrait commencer à évaluer de nouveaux outils potentiels au cas où ils (ceux qui sont actuellement disponibles) se révéleraient insuffisants pour retrouver et maintenir la stabilité des prix ». Ils font explicitement référence aux injections directes de liquidités dans l’économie, aux entreprises et aux ménages – « l’helicopter money » de Milton Friedman – ou bien à l’intervention sur le marché des dérivés d’inflation. Selon eux, les deux options « ne devraient pas être écartés sans une évaluation minutieuse »…
Il va être de plus en plus difficile de s’en tenir à la stricte orthodoxie. Déjà, la tentation est forte, ouvertement préconisée, de demander à la BCE de financer la transition énergétique, vu son importance décisive pour ceux qui le comprennent, afin de déjouer le blocage politique obstacle à tout autre financement. Encore un effort…
Thomas Piketty, dans une chronique du Monde intitulée « La création monétaire peut-elle nous sauver ? », n’exclut pas que la monnaie puisse jouer un rôle, mais il précise bien que c’est « à condition de ne pas la fétichiser et de la remettre à sa place : celle d’un outil au sein d’un système collectif où l’impôt et le Parlement doivent conserver le rôle central. » Sa conclusion mérite d’être citée : « Les questions d’investissement, de dette et de monnaie doivent être débattues au grand jour dans le cadre d’une enceinte parlementaire, en lieu et place des règles budgétaires automatiques (sans cesse contournées) et des huis clos habituels. Ces décisions engagent toute la société et ne peuvent être abandonnées à des conseils de ministres des finances ou de gouverneurs de banques centrales. » Une manière de procéder qui, reconnait-il, « exigera toutefois une profonde refondation intellectuelle et politique. »
Le mur à franchir est élevé.