Les mots manquent pour qualifier les mobilisations d’hier. Il avait été souligné que ce vingtième vendredi de manifestations massives coïnciderait avec le 57ème anniversaire de l’Indépendance algérienne, et que cette date symbolique lui donnerait une dimension particulière. Au choix, ces manifestations ont donc mérité d’être qualifiées d’historiques ou de monstrueuses, ou bien des deux à la fois. Non seulement à Alger, mais également à Constantine, Oran, Tizi Ouzou, Bejaia, dans toutes les grandes wilayas et les moins grandes…
« Partez ! libérez l’Algérie ! », ce cri du cœur a fédéré tous les manifestants, dont la multitude déjouait une fois de plus la crainte d’un essoufflement du mouvement. Non sans poser une question : combien de temps cela peut-il encore durer sur ce même mode, l’armée et le peuple algérien s’opposant sans que la victoire d’un camp ou qu’un compromis entre les deux ne paraisse possible ?
Faute de parvenir à ses fins en imposant l’élection expéditive d’un président destiné à préserver « le système », le général Ahmed Gaïd Salah, son ultime garant, tient bon adossé à une armée où aucun signe de dissension n’apparaît. À nouveau, il tente de se concilier tout un peuple en colère et en rébellion en faisant tomber des têtes et en conduisant devant la justice les responsables de la corruption du camp Bouteflika. Tout en préservant une garde civile rapprochée composée du Premier ministre et du président par intérim, afin de symboliser que l’armée ne veut pas prendre directement le pouvoir. De manière dérisoire, il tente de diviser en réprimant les porteurs de drapeaux berbères et il cible discrètement des organisateurs anonymes mais repérés du mouvement, qu’il fait embastiller. En pure perte, la pression populaire ne faiblit pas.
Dernière tentative en date de division, le président par intérim Abdelkader Bensalah a proposé en prélude à la dernière mobilisation l’ouverture d’un dialogue dont ni l’État ni l’armée ne seraient partie prenante. Elle regrouperait des personnalités indépendantes chargées de préparer l’élection présidentielle, mais il s’est bien gardé de les identifier pour préserver ses biscuits. Cela n’a pas cassé les jambes des manifestants, comme on l’a vu, mais la manœuvre est plus sournoise, destinée à enfoncer un coin au sein de la multitude des organisations qui tentent d’adopter une position commune en faisant la synthèse des innombrables propositions destinées à offrir un débouché à une crise qui ne peut éternellement durer sur le mode actuel. Et qui dans un premier temps va devoir passer l’été.
Deux options font débat entre ceux qui acceptent de s’inscrire dans une perspective d’élection présidentielle à court terme, et ceux qui se réclament d’une période de transition, voire de l’élection d’une assemblée constituante. Avec les premiers, les hauts responsables de l’armée peuvent toujours espérer trouver un compromis qui préserverait leur place et leurs intérêts, avec les seconds il n’en serait pas question.
Dès aujourd’hui, une « conférence de dialogue national » aura lieu. De nombreux représentants des partis, des confédérations syndicales, des associations devraient y participer, ainsi que des personnalités indépendantes. Son organisateur, Abdelaziz Rahabi, en a fixé les objectifs en des termes laissant tout ouvert : « nous souhaitons arriver à une synthèse entre la solution politique et la solution institutionnelle, donc constitutionnelle. Nous proposons le retour au processus électoral après un vaste accord entre l’opposition et la société civile et toutes les parties qui portent les véritables revendications du hirak (le mouvement) ».
À défaut de balayer le pouvoir de l’armée, va-t-il être possible de dessiner les contours d’un compromis laissant les portes ouvertes à la réalisation des profondes aspirations que le mouvement a révélé ? Les dignitaires de l’armée, officiers étroitement impliqués dans le système, pourront-ils trouver une place au sein d’une transition négociée et cesser de rechercher des marionnettes pour masquer qu’ils en sont étroitement partie prenante ?
Les lourds problèmes économiques devant lesquels l’Algérie se trouve réclament qu’une construction de son indépendance ne reposant par sur la rente des hydrocarbures soit enfin entamée. L’armée ne peut pas en être le moteur – depuis le temps, cela se saurait – mais le peuple algérien exprime sans ambiguïté son intention de l’être. Il faudrait pour cela qu’il s’en donne les moyens, qu’il s’auto-organise pour ne pas se reposer à nouveau sur un État lieu et artisan de toutes les corruptions. Mais quelle force politique émergente pourrait favoriser ce processus ? C’est là tout l’enjeu.