Un spectre progresse en Europe, celui de la « japonisation » dont Mohamed El-Erian ne craint pas de faire ses choux gras. Le piège dans lequel le Japon est tombé depuis une décennie ne lui est pas réservé, avec sa combinaison de croissance faible, de taux d’intérêt bas et d’inflation inexistante, et le rôle très particulier joué par sa banque centrale, que toutefois il esquive.
Cela n’empêche par l’économiste en chef d’Allianz de tirer à son tour une double conclusion : les mesures monétaires non conventionnelles mais devenues classiques ne suffisent pas, et les gouvernements devraient adopter des budgets moins contraignants afin de financer les investissements destinés à améliorer la productivité. Ils devraient s’accompagner de mesures de protection plus efficaces pour les populations les plus vulnérables. Un programme qui ne va pas au fond des choses, ne s’attaquant pas aux mécanismes et se contentant d’atténuer leurs effets.
Prenant le contrepied de la politique européenne de réduction prioritaire des déficits et de l’endettement, sa réflexion s’inscrit dans le cadre de l’intérêt naissant pour la Théorie Monétaire Moderne (MMT), cette variante de l’école keynésienne, au sein de la gauche démocrate américaine. Mais il ne va pas au bout des questions qu’il soulève, ne s’interrogeant pas sur le rôle nouveau que les banques centrales seraient appelées à jouer, à l’instar de la Banque du Japon. Rien de moins que le financement par celle-ci d’une partie de la dette publique à la faveur d’un programme de création monétaire devenu permanent. L’exact opposé de ce qui est actuellement préconisé par les autorités européennes « éclairées ». Sans doute ne veut-il pas choquer afin d’ouvrir le débat.
Pour ces dernières, cette tentation sent le soufre, et elles s’appliquent à la combattre. Elle est toutefois partagée par ceux qui cherchent à sortir de l’impasse actuelle par le haut, sans vouloir en profiter pour restructurer le système financier en lui faisant subir une sévère cure d’amaigrissement. Tandis que, pour d’autres, elle représente une échappatoire commode évitant de prendre à bras-le-corps les mécanismes parasitaires du système financier qu’il faut reconfigurer. En lui substituant tant qu’à faire un nouveau système.
Il est notable que le débat a commencé à apparaître en Allemagne, sous les auspices désormais académiques de Peter Bofinger, un ancien membre du Conseil allemand d’experts économiques qui fait autorité. Accompagné par Mark Schieritz, un chroniqueur de Die Zeit, qui ne brille pas par son caractère iconoclaste en règle générale. Peter Bofinger s’étonne de la virulence de ceux qui s’opposent à une telle politique, comme cela est le cas aux États-Unis sous les plumes de Paul Krugman, Kenneth Rogoff et Larry Summers. À tel point que le gouverneur de la Banque du Japon, Haruhiko Kuroda, s’est défendu d’appliquer les théories de la MMT, décidément pas fréquentables…
Son argumentation repose sur l’analogie selon laquelle un même produit peut être selon son dosage un poison ou un remède. Il observe également que, contre toute attente, les injections massives de liquidité des banques centrales n’ont pas suscité le démarrage irrésistible de l’inflation, autorisant pour le moins une réflexion.
Mais les dogmes sont des place-fortes qui ne sont pas prêtes de tomber. Les dispositions introduites dans les traités y font obstacle et la Cour de justice européenne veille. On peut émettre l’hypothèse qu’il faudra être arrivé à un stade plus avancé de l’impasse de l’endettement, qui se poursuit, pour que la tentation de son financement par la création monétaire devienne irrésistible. Et, d’ici là, bien des évènements auront pu survenir, générés par l’approfondissement combiné des crises sociale et politique.