J’étais un jeune garçon qui avait un papa critique dramatique. Sous son aile, j’ai au cours des années 60 assidument fréquenté les « générales » pour finir adopté par leurs habitués, dont la confrérie soudée des critiques. J’ai partagé de grandes aventures du théâtre avec la conviction de vivre un grand moment et ne me suis jamais remis de l’interruption de cette fête après tant d’années.
Durant toute la saison, nous faisions la tournée des créations. Nous allions de Chaillot à l’Odéon, du Vieux-Colombier à l’Athénée, mais aussi dans ces banlieues parisiennes où des maisons de la culture étaient implantées et qu’un nouveau public remplissait. On disait qu’il était populaire, comme le Théâtre national de Jean Vilar. C’était le temps de la décentralisation, le théâtre élargissait son audience.
Souvent plusieurs soirs par semaine, la magie opérait par la grâce de comédiens jouant un répertoire ayant délaissé celui du boulevard. Brendan Behan, Ionesco, Beckett, Adamov, Frisch, Pinter, Vitrac, Genet… étaient montés sur des scènes qui n’étaient plus à l’italienne mais souvent largement ouvertes au public. Des mises en scènes revisitaient les grands classiques, dont Marivaux et Molière et bien sûr Tchekhov. Les jeux de lumière tenaient souvent lieu de décors à moins d’être réduits au minimum, la scénographie était créative. Au Châtelet, le Théâtre des Nations accueillait les troupes étrangères avec traduction simultanée.
J’ai une tendre pensée pour Jean Bouise (signataire du Manifeste des 121) incarnant au Théâtre des Champs Élysées le brave soldat Schweyk adapté de Jaroslav Hašek. Roger Planchon avait détourné magistralement un plateau tournant destiné aux changements de décor rapides. Je l’entends et le vois encore marcher dans la tourmente dans le sens contraire du plateau tournant, tout en restant immobile devant nous. Je me souviens aussi du Cardinal Richelieu se faisant cuire un œuf dans une poêle sur le plateau d’une adaptation drolatique des Trois mousquetaires de Dumas. Dans Vu du pont d’Arthur Miller, Raf Vallone mangeait sur scène une assiette de spaghettis, ce qui m’a permis ensuite de manger les miens sans faire de chichi.
D’innombrables comédiennes et comédiens qui se mêlent dans ma mémoire me font encore vibrer. Chaque spectacle était pour moi une cérémonie dont je sortais lentement, enchanté par ce que je venais d’y vivre, heureux pour ma part de ne pas avoir à écrire ce que j’en pensais.
J’étais sous le charme de ces retrouvailles avec un public, toujours le même, qui se saluait d’un fauteuil à l’autre avant que ne commence le spectacle. J’avais avant l’âge une vie mondaine. Il se dégageait du parterre une atmosphère que je n’ai plus jamais retrouvée par la suite, quand j’ai tenté sans y croire de renouer avec un fil qui s’était brisé. Le théâtre avait une odeur ! Encore une disparition ! Je ne suis jamais parvenu à faire comprendre plus tard que le charme était irrémédiablement brisé.
Remuant ces souvenirs, je n’oublie pas les « hirondelles », ces amoureux du théâtre qui, n’ayant pas le précieux carton d’invitation, attendaient sur le trottoir le critique esseulé et disposant d’un fauteuil qui allait le prendre en charge. Cela marchait. Je me rappelle aussi la « boîte à sel », ce comptoir qui me semblait immensément haut où s’opérait le contrôle d’entrée. Nous avions toujours de très bonnes places.
Déontologie oblige, nous n’allions jamais dans la coulisse après le spectacle et ne fréquentions pas les comédiens. Cela tombait bien, car je préférais ne pas les approcher, troublé et intimidé. Durant l’été, pendant les festivals, d’Avignon (où le « off » n’existait pas encore) d’Arles à Nîmes et de Vaison-la-Romaine à Sète, cet interdit tombait et sur les terrasses ombragées des cafés, je découvrais des êtres comme vous et moi sirotant leur apéro après avoir tombé le masque. En plein air, sous le ciel étoilé du Midi, le théâtre prenait une autre dimension.
Le jeune garçon est devenu grand, mais il n’a pas oublié le privilège qui a été le sien. Le théâtre a été le lieu accueillant de ses humanités. Les élans de Gérard Philippe et la voix de Maria Casarès m’accompagnent toujours, ainsi que les trompettes de Maurice Jarre avertissant du prochain début de la représentation au TNP.
« La pièce que nous avons eu l’honneur d’interpréter devant vous ce soir est de…. » concluait rituellement un comédien qui s’avançait vers les spectateurs une fois la représentation terminée. En Espagne ils ajoutaient « pardonnez les fautes de l’auteur ! »
L’honneur était pour moi.
Quelle belle évocation empreinte de charme nostalgique et de souvenirs de ce qui n’est plus mais qui, à l’évidence, vit encore intact dans votre cœur et votre esprit.
Aaaah Jean Bouise, de la même veine que Michel Robin qui vient de nous quitter.
Merci pour ce moment Monsieur Leclerc ainsi que pour vos papiers toujours de grande qualité.
Superbe évocation du bonheur partagé !
Les grands nostalgiques sont des humanistes.
Merci François !