La tentation du contrôle social numérique

Illustrant la sensibilité accrue à la « traçabilité » numérique des humains et le désir de la maîtriser, l’information de l’agence de presse américaine AP a été largement reproduite dans les médias. Au terme de son enquête, celle-ci a pu vérifier que la désactivation de la fonction géolocalisation sur les téléphones mobiles d’Apple n’empêche pas de continuer à suivre les déplacements de leurs utilisateurs, foin de toute reconnaissance explicite du constructeur. Des désactivations complémentaires se révèlent nécessaires pour l’empêcher, mais leur description est entourée d’un nuage de fumée.

Google se défend, noyant le poisson en affirmant vouloir « améliorer l’expérience des utilisateurs de différentes manières, notamment avec l’historique des sites visités, les activités Web et d’applications et les services de localisation ». L’entreprise, qui frôle le millier de milliards de capitalisation boursière, ne dit mot du vif intérêt qu’elle porte elle-même à des données lui permettant d’accéder aux marchés locaux de la publicité en vendant aux annonceurs des contacts à proximité de leur activité commerciale. Pour Alphabet, la maison-mère de Google qui domine déjà le marché de la publicité en ligne, la publicité locale est un gisement peu exploité du développement de son chiffre d’affaires et de ses résultats. Pourquoi s’en priver ?

Cette traçabilité suscite bien des intérêts. En raison des affaires qu’elle permet de générer, mais aussi de la surveillance qu’elle permet d’exercer. En Chine, le projet de contrôle et de surveillance d’un « système de crédit social » dont la mise en place est prévue pour 2020, vise à assurer une gigantesque collecte des données décrivant le comportement des chinois dans tous les aspects de leur vie sociale. Mais, pour qu’un tel projet pharaonique puisse voir le jour, sa conception et son fonctionnement reposent sur une étroite collaboration avec les huit géants chinois des réseaux sociaux et du commerce électronique. Signe de la confusion des genres, il est prévu un système de gratifications ou de pénalités commerciales en fonction de la notation de chaque citoyen, elle-même résultant des normes édictées par le Parti-État. Sous les auspices de celui-ci, une fusion est en cours entre les activités commerciales et policières.

En Occident, les activités de Google, de Facebook, d’Amazon ou d’Apple ne s’inscrivent pas dans un tel cadre. Encore que Facebook ait été dernièrement pris la main dans le pot à confiture en cédant les données de ses membres à des officines aux objectifs politiques avérés. Mais les mêmes résistent avec véhémence aux injonctions du FBI lorsqu’il leur est demandé de communiquer des données en leur possession dans le cadre de l’instruction d’affaires criminelles, se drapant alors dans leur vertu. Les GAFA résistent autant qu’ils le peuvent sur le terrain juridique, défendant leur indépendance et plus prosaïquement leurs fonds de commerce, car tel est la substance de la question. Rien ne garantit pourtant que de discrètes transmissions de données n’interviennent pas en faveur du monstre tentaculaire de la NSA, qui en dépit de révélations fracassantes poursuit sans sourciller ses activités intrusives à l’échelle planétaire.

Réfléchissons ! Le modèle chinois est-il réservé aux citoyens de ce pays en raison d’un quelconque maléfice, et sommes-nous si prémunis de sa généralisation ? La tentation n’est-elle pas trop grande de suivre son exemple, lorsque l’on observe les préparatifs d’instauration sur la voie publique des technologies de reconnaissance faciale via les réseaux de caméras ? En d’autres termes, peut-on prédire l’avènement d’un monde fait de tensions sociales et d’inégalités croissantes, observer la cadence à laquelle des murs sont élevés pour protéger les nantis des plus démunis, et ne pas craindre l’avènement d’une société de contrôle et de surveillance au design de haute technologie ?

6 réponses sur “La tentation du contrôle social numérique”

  1. Et on peut sans crainte ajouter à la présente réflexion le dernier scandale lié à l’exploitation de données brutes d’utilisateurs vendues par TWITTER à des officines-paravents mal ou pas contrôlées par des autorités académiques à priori respectables (ici , en l’occurrence l’U.C.L.-Belgique, qui s’annonce par ailleurs « roulée à l’insu de son plein gré..!!.. ») .
    On découvrira avec stupeur, mais à la réflexion sans grande surprise, l’amateurisme (au mieux) , la perversité (au pire) de cette « start-up » auto-proclamée « ONG spécialisée » dans l’analyse des données , abritée dans les couloirs de la bien connue Université par exemple à partir ( « à partir » car il est conseillé d’approfondir et d’en tirer toutes les leçons nécessaires) de:
    http://www.liberation.fr/checknews/2018/08/13/les-fichiers-eu-disinfolab-donnent-ils-les-infos-sensibles-gay-lesbienne-juif-queer_1672409

    dont extrait significatif :

    …  »  »  » De fait, aucunes données personnelles ne figuraient dans les deux fichiers publiés le 8 août par l’ONG, jour de la publication de l’étude.

    En revanche, et contrairement à ce qu’a indiqué DisinfoLab dans son démenti, ces informations figuraient bien dans le premier fichier publié le 5 août par Nicolas Vanderbiest, un des fondateurs de DisinfoLab, lors d’échange avec des twittos.

    Ce fichier, qui comportait 55 000 pseudonymes sur Twitter (ayant tweeté ou retweeté 7 fois ou plus sur l’affaire Benalla), reprenait aussi le profil public de chaque twittos, c’est-à-dire la courte biographie par lesquels les internautes se présentent publiquement sur leur compte. C’est dans cette biographie que les twittos mentionnent parfois leur orientation sexuelle et religieuse. Un certain nombre des 55 000 profils comportaient de telles mentions, qui figuraient donc dans le fichier.

    Précisons qu’il s’agit donc de données publiques, mises en avant par les twittos eux-mêmes. Et qui n’ont, de ce côté-là, rien à voir avec la classification politique que mentionnait un des fichiers, et qui était, elle, déduite grâce à un algorithme étudiant notamment les interactions sur Twitter. …  »  »  »

    Les liens disponibles dans l’article suffiront au lecteur curieux pour comprendre l’importance du danger de manipulation que représentent ces apprentis-sorciers par toute officine para-politique.

  2. Bonsoir

    Les outils pour appliquer le modèle chinois en n’importe quel lieu sont explicitement disponibles grâce aux réseaux sociaux et plus globalement notre usage d’Internet. L’usage qui est fait de ces outils découle d’une décision avant tout politique. Elle peut varier à n’importe quel moment et n’importe où.

    Entièrement d’accord avec ce billet, une maigre protection consistant à être excessivement vigilant voire paranoïaque avec les données que l’on sème.

    Jacques

  3. Dans Mediapart du 20 août 2018 (et dans un numéro récent de la revue Le Crieur) il y a un article de MARA HVISTENDAHL:
    L’enfer du «social ranking»: quand votre vie dépend de la façon dont l’État vous note
    qui compare le système mis en place en Chine (où elle a vécu et fait des séjours) avec ses équivalents aux Etats-Unis (où elle vit.)

    Il faut espérer que nous aurons beaucoup de retard sur les chinois et les américains, ces derniers étant entre autres en train de « perfectionner » grâce au big-data le système d’évaluation FICO des clients des sociétés de crédit.

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