Billet invité.
À force d’éclairages successifs, le plus souvent furtifs, la description de nos sociétés en gestation se précise. À une échelle qui est devenue mondiale, car les écarts entre pays n’ont rien à envier à ceux qui grandissent dans chacun d’entre eux, où la tiers-mondisation est flagrante, participant du même phénomène.
En dépit du net ralentissement enregistré dans la progression des échanges commerciaux, la mondialisation trouve des relais poursuivant le développement des inégalités. Tout n’est cependant pas encore accompli pour que ce monde soit déclaré parfait : ce ne sont plus les barrières douanières qu’il faut abaisser, mais les normes qu’il faut unifier, les règles de propriété intellectuelle qu’il faut renforcer, et les obstacles à l’investissement qu’il faut lever. Tel était l’objet des traités impulsés par les États-Unis et le Canada. Ceux-ci prévoyaient d’accorder aux investisseurs privés la possibilité d’obtenir gain de cause face aux pouvoirs publics devant une juridiction arbitrale d’exception, lorsqu’une réglementation allait à l’encontre de leurs intérêts.
Les autorités américaines n’ont pas attendu leur adoption, aujourd’hui incertaine, pour imposer leur loi au-delà de leurs frontières. La loi FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) de 1977 leur permet de traquer les malversations d’une entreprise dès lors qu’elle est cotée à Wall Street, ou que ses transactions transitent par le circuit financier américain. On sait l’usage qu’elles en font dans le domaine bancaire, avec les méga amendes infligées à Deutsche Bank (7,2 milliards de dollars après transaction) et Crédit Suisse (5,3 milliards) infligées la semaine dernière. Mais des grandes entreprises comme la Brésilienne du BTP Odebrecht (2,6 milliards de dollars), ou l’Israélienne leader de l’industrie des génériques Teva (0,5 milliard) en ont dernièrement fait aussi les frais. Dans un tout autre registre, le scandale Volkswagen a enfin permis de mesurer la capacité des autorités américaines à faire plier les grands groupes transnationaux.
Il est de tradition d’associer la puissance militaire et financière des États-Unis, mais son poids juridique ne doit pas être oublié. Dans ce dernier domaine, l’administration s’en prend au porte-monnaie, tandis qu’elle accorde en règle générale l’impunité pénale aux responsables des malversations – alors que ses prisons débordent du menu fretin – mais elle n’épargne pas les entreprises nationales quand cela est nécessaire. Ce qui tranche avec l’attitude des gouvernements européens, toujours soucieux de protéger leurs champions. On verra quel usage Donald Trump en fera.
Sur un autre chapitre, les havres fiscaux sont loin d’avoir dévoilé tous leurs mécanismes. L’étude de l’un des plus fameux d’entre eux, les îles Caïmans, illustre le rôle clé que celles-ci jouent dans le système financier international. Si l’on exclut les titres obligataires à long terme (entre dix et trente ans), les îles Caïmans sont les premières détentrices des titres de la dette américaine, devant le Japon qui a ravi la tête à la Chine lorsque toutes les maturités sont prises en compte. Ce petit territoire, où 60% des actifs mondiaux des hedge funds sont domiciliés, joue un rôle très particulier, celui de lieu d’excellence de la collaboration entre les deux grands centres financiers mondiaux de New York et de la City de Londres.
Autre éclairage à ne pas oublier : l’impressionnante étude de l’Institut de Technologie de Zürich, qui a mis en évidence l’extrême concentration de la propriété en produisant la liste des 147 entreprises contrôlant 40% de la richesse produite par les transnationales. On n’oubliera pas non plus, pour compléter le panorama, la surveillance généralisée des communications de toute nature opérée par les grandes oreilles, NSA américaine en tête. L’étape d’après qui s’annonce est le contrôle des données personnelles résultant, non plus de l’usage des réseaux sociaux acquis depuis belle lurette, mais également de ceux, fort prometteur, provenant des objets connectés.
Signe de la grande sensibilité du sujet, Les plus hautes autorités de la régulation financière européenne – l’EBA pour les banques, l’EIOPA pour le secteur des assurances, et l’ESMA pour celui des valeurs mobilières – décideront l’année prochaine au terme d’une consultation allant durer trois mois si elles s’attelleront ou non à l’élaboration d’une réglementation, afin de protéger la clientèle des assureurs et organismes prêteurs du traitement abusif de ses données.
Si l’on n’était pas vacciné contre cette maladie, on en deviendrait à force complotiste… Quoiqu’il en soit, ce descriptif par touches qui s’additionnent autorise d’opposer à cette dystopie – la description d’une société destinée à rendre malheureux ses membres – une utopie devenant de plus en plus réaliste.