Billet invité.
Il n’était pas dans mon intention d’entrer dans une polémique, mais je ne peux rester sans réponse et me dois de donner mon point de vue sur les interventions d’Abel Musard. Dans son billet initial, il tente d’accréditer la thèse d’un coup d’État fomenté par les Américains en Turquie. Sur quoi repose son argumentation, qui selon lui « mérite en tout cas un examen plus approfondi », un point, et c’est le seul, sur lequel nous sommes d’accord ?
Sur des citations de John Kerry, de Jean-Marc Ayrault et d’Angela Merkel, qui sont pour le moins très sollicitées et n’accréditent en rien ce qu’il cherche à démontrer. Vient aussi à l’appui une curieuse démonstration : puisque « aucun organe de presse occidental ne se fait le relais d’une telle supposition » [la sienne], elle devient alors possible et probable, selon ses termes. C’est original.
Abel Musard va droit au but. Il révèle le danger que représenterait la constitution d’un bloc Russie/Syrie/Iran/Turquie ou, « quoi qu’il en soit, un très grand motif et bien sérieux pour un tel coup dans un tel pays à un tel moment. Celui-ci apparaîtra bientôt. » Si l’on comprend bien, puisqu’un motif très important existe – même si on ne le connait pas encore – l’implication américaine ne fait pas de doute. Abel Musard est spécialiste des démonstrations par l’absurde.
Les désaccords américano-turcs à propos de l’intervention en Syrie sont connus, les enjeux régionaux aussi, mais à aucun moment Abel Musard ne fait référence à la situation interne à la Turquie et aux affrontements qu’elle n’a cessé de susciter aux différentes étapes de la montée au pouvoir autocratique d’Erdogan, pour ne pas remonter à Atatürk. Que celui-ci tente par une nouvelle volte-face un rapprochement avec Poutine – suite à de nombreuses initiatives régionales tombées à l’eau – est bien dans sa manière. Que Poutine s’y prête va de soi. De là à annoncer un renversement d’alliance, il y a un pas. Rien à ce stade, si ce n’est un exercice purement déductif comme il est reconnu, n’autorise en tout cas à penser que les Américains se soient engagés dans un coup d’État préventif en Turquie.
Enfin, désolé de le remarquer, la thèse de l’implication américaine est également celle qui circule parmi les partisans d’Erdogan, associant l’exil accordé de longue date par ceux-ci à Gülen au déclenchement du putsch. Elle participe de sa stratégie d’influence et de manipulation utilisant des moyens d’envergure pour mobiliser les Turcs au profit de ses desseins : envois massifs de messages sur les téléphones mobiles, appel des muezzins, épisode valorisant de son départ de Marmaris et de son arrivée à l’aéroport Atatürk, etc…
La répression qui s’est depuis engagée accrédite par son ampleur que des plans étaient tout prêts. Cela ne signifie pas pour autant qu’Erdogan soit à l’origine du putsch, comme les Turcs libéraux sont quasi unanimes à le penser quand ils s’expriment en privé. Connaissant la société turque et l’histoire contemporaine du pays, cela m’a permis de suggérer l’idée – et de la maintenir – selon laquelle Erdogan a poussé au crime dans cette affaire par des voies manipulatrices au sein de l’armée, afin de pouvoir déclencher sa propre opération d’épuration le conduisant à un pouvoir présidentiel sans partage. Cela aussi est dans son personnage ! Cette analyse est d’ailleurs loin de m’être propre. Elle est d’ailleurs réfutée dans Hürriyet, un quotidien proche d’Erdogan, signe qu’elle a du répondant dans le pays et ne peut être ignorée. Interrogé par Médiapart, le chercheur Jean-François Pérouse qui vit à Istanbul a cette formule qui doit faire réfléchir : « le coup d’État en Turquie n’était pas contrôlé dès le début».
Par un curieux renversement, Abel Musard considère qu’Erdogan est tombé dans une provocation, c’est un point de vue qu’il est préférable de lui laisser.