Billet invité.
Les putschs militaires comportent souvent leur part d’ombre. Celui qui vient d’échouer en Turquie n’en manque pas. À ce point que, dès son démarrage, sa paternité était attribuée au chef de l’État par une rumeur persistante courant à Ankara et Istanbul. Dans les milieux intellectuels, il n’y a aucun doute là-dessus. Fethullah Gülen, le prédicateur en exil aux États-Unis dont le président turc Recep Tayyip Erdogan réclame l’extradition en l’accusant d’être à l’origine du putsch, a depuis repris cette vision à son compte.
Dans la confusion des événements, comment les comprendre ? Connu pour ses foucades imprévisibles et sa détermination, le président turc prête le flanc à ce type de suspicion. Au peu de consistance surprenante des putschistes et leur impréparation, vite mis en déroute, peuvent être opposés des épisodes pouvant témoigner d’une préparation présidentielle. Et les manipulations des services de renseignement ne sont pas à négliger.
C’est le cas de chœur des muezzins qui relayèrent depuis leurs minarets l’appel d’Erdogan à descendre dans la rue pour s’opposer avec succès aux rebelles. Ou bien l’épisode de l’aéroport d’Atatürk, où les chars des putschistes se retirent devant la foule accourue à la demande du président (a-t-on jamais vu cela, de Prague à Santiago et à Pékin ?) afin que son avion puisse atterrir.
Ayant comme source le président lui-même, qui en était parti à temps, le bombardement de son hôtel de vacances à Marmaris, sur la côté sud de la Turquie – par des F-16 selon une version, des hélicoptères selon une autre – attire l’attention. De quoi le poser en héros comme l’a été l’épisode de son appel aux Turcs via FaceTime, une application de visioconférence, comme s’il en était réduit à cette extrémité et n’avait pas accès aux médias dont il n’a jamais perdu le contrôle, à l’exception de CNN Türk où il l’a vite retrouvé sans coup férir. Dans les deux cas, il s’agissait de motiver ses partisans à descendre dans la rue en le mettant en scène, et cela a réussi.
Tout cela pourrait avoir été scénarisé, on en a vu d’autres ! D’autres évènements encore pourraient avoir été préparés, comme le vaste coup de filet débordant l’armée pour atteindre les juges et les procureurs quelques heures seulement après l’échec du coup. Des mandats d’arrêt ont été délivrés à l’encontre de 2.745 juges et procureurs, comme si la liste était prête. Mais c’est l’affaire de la base aérienne d’Incirlik qui est la plus étonnante. Pourquoi les autorités turques ont-elles coupé la fourniture d’électricité de la base et interdit l’espace aérien dans sa région aux avions américains qui opèrent depuis elle en Irak et en Syrie ? L’utilisation présumée de la base pour ravitailler en vol des avions rebelles n’est-elle pas un prétexte ? Quel bras de fer est engagé avec l’administration américaine, sachant que cette base aérienne est un élément important d’appui à ses opérations dans les deux pays ?
La célérité avec laquelle les autorités américaines, très bien informées dans ce pays membre de l’Otan, ont soutenu le président turc témoigne de l’importance de son rôle régional. Mais, pour ce dernier, un tout autre enjeu réside dans la demande d’extradition de son ex-allié devenu son pire ennemi, Fethullah Gülen. Obtenir celle-ci, poursuivre dans l’armée une épuration qui avait surtout touché sa tête et conforter sa main mise sur l’appareil judiciaire et la société turque pourraient avoir été, pour ceux qui y voient sa main, les objectifs recherchés par l’autocrate turc, avec pour but d’instaurer un régime présidentiel taillé sur mesure. On connait son intention de supprimer l’immunité parlementaire de l’opposition au prétexte de soutien au terrorisme.
En essayant de mieux comprendre les évènements, il ne s’agit pas d’affirmer que ce coup a été une farce mais que le président turc pourrait bien avoir poussé au crime pour ramasser la mise, ou au minimum laissé faire en préparant sa riposte. Qu’a pesé, face à sa détermination et ses éventuelles manœuvres, l’assemblage qui s’est révélé hétéroclite de putschistes qui, dans leur seule manifestation publique, ont déclaré s’être constitués en un « Conseil de la paix dans le pays » pour « assurer et restaurer l’ordre constitutionnel, la démocratie, les droits de l’homme et les libertés et laisser la suprématie de la loi prévaloir sur le pays » ?
La voie d’Erdogan est désormais toute tracée dans le pays. À l’extérieur, la palme des déclarations de soutien à Erdogan revient à Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, qui a salué « le fort soutien montré par le peuple et tous les partis politiques à la démocratie et au gouvernement démocratiquement élu de Turquie ». Partenaire difficile pour les dirigeants européens dans la solution à la crise des réfugiés, il a désormais les moyens de faire monter les enchères.