LA GUERRE SANS FIN DES MONNAIES, par François Leclerc

Billet invité.

De plus en plus nombreux, les économistes qui voient plus loin que le bout de leur nez se grattent la tête. Qu’il est loin le temps où Nouriel Roubini pouvait seul se prévaloir du surnom de Mister Doom (Monsieur catastrophe), car les alarmistes sont désormais légion  ! Ce n’est pas une consolation, car ils ont en commun de non seulement craindre le pire mais aussi de ne pas savoir comment et quand il surviendra.

D’où vient la difficulté ? D’une doctrine officielle dogmatique et inopérante qui a fait le vide, ou de la méconnaissance d’un système financier globalement opaque ? Les deux sont incontestablement en cause. Ce système n’a toujours pas retrouvé son équilibre sans que l’on sache bien expliquer pourquoi. Circonstance aggravante, les flux incessants de capitaux ne cessent de grossir, faisant preuve d’accès de grande volatilité, bousculant alors tout sur leur passage sans que les banques centrales aient désormais les moyens de s’y opposer. Et le shadow banking ne cesse d’enfler, n’éclaircissant pas le paysage.

La guerre des monnaies larvée qui est en cours est une des illustrations de l’instabilité de la situation. Et le fait qu’elle ne puisse pas déboucher sur son issue naturelle – une réorganisation du système monétaire international (SMI) – exprime parmi d’autres tendances lourdes, l’incertitude dans laquelle nous nous trouvons. Le mois dernier, le FMI a encore déploré la « faiblesse considérable » du SMI, et un séminaire international de haut niveau sur le renforcement du système financier s’est tenu à Paris, mais il n’a fait qu’effleurer le sujet. Car celui-ci est tabou, la perspective d’un nouveau Bretton-Woods se heurtant au veto des États-Unis, qui ne veulent ni ne peuvent sans des conséquences insurmontables renoncer au privilège exorbitant que représente le statut du dollar. Tout au plus peut-on constater que la Fed a élargi ses critères de jugement pour prendre ses décisions, et qu’elle intègre désormais les conséquences internationales de celles-ci, une incontestable nouveauté. Cette situation indécise est à l’image du reste et confirme que la crise de 2008 va continuer de jouer les prolongations pendant une longue période et qu’il va falloir faire avec.

Un accord entre les banques centrales lors du dernier G20 finances, à Shanghaï, aurait permis d’instaurer une certaine accalmie, entend-on dire. La BCE et la Banque du Japon auraient chacune de leur côté jeté l’éponge, la première s’accommodant d’une nouvelle approche « d’inflation faible » remettant en cause sans le dire sa cible d’inflation proche de 2%, la seconde constatant que l’adoption par ses soins d’un taux négatif a eu comme effet une hausse du yen, et non son contraire. Ce paradoxe en cache un autre : le Japon est devenu un refuge pour les capitaux en dépit d’un colossal endettement public. Enfin, la Fed ne fait que repousser le moment d’une seconde augmentation homéopathique de son taux principal, au vu de ce que la précédente a déclenché…

Quel peut être la durée d’un tel répit ? Une coordination entre les banques centrales est-elle durable quand leurs intérêts sont opposés, toutes ayant intérêt à jouer la dépréciation de leur monnaie afin de stimuler les exportations et la croissance ? Les réponses peuvent diverger, mais une constatation ne fait plus débat : elles ont perdu la capacité de faire comme auparavant la pluie et le beau temps sur le Forex, le marché des changes. La Banque centrale Suisse, qui n’est pas démunie de moyens, s’y est cassée les dents, et la richissime banque centrale chinoise a dépensé plus de cent milliards de dollars de ses réserves au mois de janvier dernier, pour stabiliser le yuan qui est à parité quasi fixe de plus ou moins 0,3%. Le ballet joué par le dollar, l’euro et le yen n’est pas fini. Il reprendra dès que la Fed, la BCE ou la banque du Japon décideront de nouvelles mesures.

Les temps sont durs pour les banques centrales, à tel point qu’elles en viennent à radicalement changer de discours. Devant les critiques qui montent à propos de l’impuissance de la BCE, son chef économiste Peter Praet a consacré l’intégralité de sa dernière intervention publique à une unique démonstration sur le thème « si la BCE n’avait pas agi comme elle l’a fait, cela irait plus mal ». Il n’est plus question que cela aille mieux ! La raison donnée ? elle ne peut pas à elle seule procurer à la zone euro « une reprise solide et pérenne », a-t-il très classiquement conclu.

Quasiment au même moment, et également à Francfort, Christine Lagarde a elle aussi une nouvelle fois appelé les dirigeants politiques à engager des réformes économiques afin de sortir d’une croissance qualifiée de « médiocre », qui « reste trop faible, trop fragile, avec le risque de ne pas durer ». Après avoir accordé son satisfecit à la politique de chaque banque centrale, elle a rituellement poursuivi en appelant les pays qui disposent de marges fiscales – comme l’Allemagne – à les utiliser afin de stimuler la relance. Sans effet notable à ce jour.

C’est comme toujours au détour d’une étude intitulée Le temps d’un soutien à la demande est-il venu ?, que l’on voit poindre la nouveauté. Celle-ci émane du FMI. Certaines réformes structurelles pourraient être remises à plus tard selon elle, car il apparait que « l’efficacité des réformes dépend souvent du contexte économique, selon qu’elles sont ou non accompagnées par un stimulus fiscal ». Engager certaines réformes, notamment en matière de réglementation du travail, pourrait être « contreproductif » et « rendre pire les choses » lit-on également. Et enfin, coup de grâce à une politique avec laquelle l’auteur du rapport proclame par ailleurs son total accord, « la plupart des réformes sont susceptibles de n’apporter à court terme qu’une faible contribution à la reprise économique dans les pays où les conditions économiques sont dans un état de faiblesse ».

Espérer que cette analyse aboutisse à un changement de politique en Europe serait faire preuve de beaucoup d’optimisme. En règle générale, la disproportion est totale entre l’ampleur des problèmes et les ébauches de réponses qui y sont parfois apportées, où que l’on se tourne. Au rythme où celles-ci apparaissent, pour ne pas parler de leur application, est-il très prudent de prétendre que tout finira bien par rentrer dans l’ordre ?