Billet invité.
Un chiffre peut toujours en cacher un autre. C’est le cas en Espagne, qui est présentée comme le bon élève de la classe, car il en faut toujours un pour le donner en exemple. La déflation salariale et la détérioration de la qualité de l’emploi n’y sont pas pour rien. L’essor des exportations espagnoles s’est par ailleurs largement fait à l’intérieur de la zone euro, au détriment de ses autres composantes. De plus, si l’on gratte un peu les données du marché de l’emploi, une toute autre réalité apparaît.
Le travail au noir n’est pas une nouveauté en Espagne, où il connaît cependant un grand nouvel essor, selon le Gestha, le principal syndicat du ministère des finances. Il représenterait aujourd’hui un quart du PIB, une proportion plaçant le pays aux côtés de la Grèce, du Portugal, de l’Italie et de la Pologne parmi les mauvais élèves de l’Europe. L’agriculture, le tourisme, le commerce, le bâtiment et les services à domicile fournissent le gros des troupes des travailleurs non déclarés. Ce phénomène est à rapprocher d’un autre : la moitié des chômeurs, arrivés en fin de droits, ne perçoit plus d’allocations. Le travail au noir participe d’une économie informelle de la survie, quand échapper aux taxes, aux cotisations et à l’impôt devient indispensable pour vivre de ses faibles revenus.
Les entreprises y voient aussi leur intérêt, diminuant leurs coûts de production et le prix de leur production en déclarant à temps partiel leurs salariés malgré leur travail à plein temps. Dans ces conditions, les nouveaux emplois sont payés pour partie au noir, et l’économie informelle se développe. Pour être complet, le tableau doit mentionner que 80% des contrats signés au deuxième trimestre de cette année étaient temporaires, et que la part du chômage de longue durée s’accroît pour dépasser 60%. Voilà à quoi tient le nouveau miracle espagnol, si l’on veut vraiment parler chiffres.
Pour ce qui est du moral et de l’entraide, c’est une toute autre chose. Version contemporaine des jardins ouvriers, les potagers populaires sont en pleine expansion. 2.500 étaient dénombrés en 2006, il y en aurait 15.000 dans toutes les villes espagnoles. Rançon du miracle espagnol précédent, ils profitent des terrains laissés à l’abandon en raison de l’éclatement de la bulle immobilière et de l’arrêt des chantiers. Ou ils s’installent sur les bords des voies ferrées, là où les limites de propriété ne sont pas toujours bien établies. Ces jardins contribuent à l’alimentation, mais ils ont également une autre fonction : mobilisant des chômeurs désoeuvrés, ils procurent une sorte de thérapie, du dire de ceux qui y participent à qui ils apportent un réconfort psychologique. Ici, « on cultive les relations et les sentiments » a déclaré à l’AFP une travailleuse bénévole d’un potager populaire.
Afin de répondre aux besoins de toutes natures, la solidarité a trouvé mille moyens de s’exprimer en Grèce. Mais les limitations imposées aux retraits bancaires de ces dernières semaines ont suscité un autre élan imprévu en favorisant le développement du troc. Faute d’argent liquide, il a fallu improviser, et l’informalité s’est frayée un nouveau chemin. Des plates-formes d’échange de biens et de services comme Tradenews ou Mermix – cette dernière plus spécialement destinée aux cultivateurs – étaient apparues depuis 2012, mais leur fréquentation a connu à cette occasion une croissance foudroyante. Tout s’y échange : de la nourriture contre des services, ainsi que des équipements de toutes natures.
Le phénomène n’est pas propre aux habitants des villes et aux petites entreprises, qui ont ainsi pu rémunérer par le troc leurs fournisseurs, il s’est également développé dans les campagnes, où les agriculteurs ont renoué avec d’anciennes pratiques de la main à la main, payant leurs ouvriers en nature ou la location de leurs terres avec leur production, échangeant entre elles les machines agricoles, du vin contre du riz ou contre du fourrage pour les animaux… Les plus anciens ont du remonter à l’occupation nazie pour retrouver des relations de troc de cette ampleur.
Ce n’était pas prévu dans les manuels, l’application des recettes libérales contribue à l’essor de l’économie informelle au sein de laquelle se renforce le lien social, quand l’État n’est plus la solution mais le problème. En Espagne, son expression politique a été trouvée via le mouvement de lutte contre les expulsions, aboutissant à la conquête des grandes mairies et créant l’amorce d’un double pouvoir, en attendant la suite…