LES ALLEMANDS N’ONT PAS TOUJOURS TORT ! par François Leclerc

Billet invité

Membres du gouvernement ou de la Bundesbank, les autorités allemandes nous ont habitués à des jugements à l’emporte-pièce, ainsi qu’à la défense inflexible d’une ligne invariable en raison de ses promesses futures, en dépit de ses effets désastreux et des tentatives de l’infléchir qui s’accentuent. Pas question de faire marcher la planche à billets pour soulager le poids de la dette, de la mutualiser en grand ou trop ouvertement, ou de ralentir le désendettement pour financer l’investissement et la relance qui le faciliterait !

La tentation est grande de n’y voir, au choix, que l’expression d’un égoïsme national – même s’il est à courte vue – ou d’une pensée économique dogmatique à laquelle la Bundesbank nous avait accoutumés lors d’épisodes précédents. D’autant qu’en Allemagne même l’affaiblissement de la croissance économique inquiète les milieux d’affaire, qui le font savoir par la bouche des quatre principaux instituts de recherche du pays – IFO, DIW, RWI et IWH – en dépit d’orientations divergentes.

Mais une autre approche peut être avancée, qui consiste à ne pas rejeter en bloc l’argumentation des autorités allemandes, tout du moins lorsqu’elle évacue des solutions qui n’en sont pas, sans autant avaliser les leurs. Lorsque par exemple elle s’oppose à l’appel lancé à la BCE d’escamoter la dette publique en l’achetant, ce qui évite de statuer sur le rôle de celle-ci comme substitut au développement des inégalités. Ou à la croyance que la croissance résoudra tout, afin d’éluder l’interrogation qui s’impose sur sa nature, son moteur et ses objectifs. En se réfugiant dans les deux cas derrière un tour de passe-passe.

Les rayons des libraires débordent désormais de livres sur l’économie, une bienfaisante marée pour l’essentiel, à laquelle Paul Jorion n’est pas le dernier à contribuer. Une attention particulière peut cependant être apportée aux livres traduits d’auteurs allemands, afin de mieux connaître les réflexions en cours au sein de l’intelligentsia (pour le décervelage de l’opinion publique, lire le quotidien Bild, qui n’a rien à envier à ce ce que l’on peut lire et entendre en France).

Marcel Fratzscher, le président de l’institut DIW, n’a pas hésité à titrer son livre très remarqué « Allemagne, l’illusion », dénonçant des clichés en vogue aussi « flatteurs » que « dangereux » et décrivant un pays sur le déclin faute d’investissement. Une toute autre approche que celle de Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, qui justifie la rétention financière par la menace que représente le vieillissement de la population allemande, n’ayant plus la menace de la sanction du marché sous la main. Olaf Gersemann, le chef du service économique du quotidien Die Welt, est l’auteur de «  Allemagne : la bulle », un essai où il prédit que « l’Allemagne est en train de redevenir l’homme malade de l’Europe ».

Depuis est paru en français un essai de Wolfgang Streeck, directeur de l’Institut Max-Planck pour l’étude des sociétés, qui s’intitule « Du temps acheté » (*). Il s’inscrit dans le cadre de « l’École de Francfort » et dans la lignée des travaux de Theodor Adorno. Surprenant et discutable dans certaines de ses conclusions, comme lorsqu’il procède à « l’éloge de la dévaluation », le sociologue de l’économie considère l’euro comme « une construction irréfléchie », aboutissant à « l’expropriation politique des nations » et impliquant a contrario la définition d’un « projet démocratique pour l’Europe ». À cet égard, il préconise que l’euro prenne comme modèle le bancor de Keynes pour devenir une monnaie de réserve aux côtés des monnaies nationales, à la faveur d’un « Bretton Woods européen ». Selon lui, le plus grand péril est aujourd’hui « le libéralisme de marché hayékien », le conduisant à minorer celui que représente le nationalisme et à préconiser un projet démocratique européen respectant les différences entre « les peuples nationaux », ainsi qu’en leur sein. Mais l’ouvrage vaut plus par son analyse du « temps acheté » afin de maintenir la prospérité par des moyens monétaires, puis par l’endettement, avant que n’intervienne la « crise fiscale » actuelle, qui a fait de l’État « un débiteur » voué à la consolidation de sa dette.
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(*) NRF essais, Gallimard.