Billet invité.
Comment saisir une crise politique européenne qui part dans tous les sens ? En constatant d’abord qu’elle se manifeste dans tous les pays suivant des formes et sur des terrains qui lui sont propres, puis en les regroupant afin de déceler de grandes tendances.
Quasi-simultanés, la manifestation de Barcelone et le referendum sur l’indépendance de l’Écosse font l’actualité. Après avoir vécu d’élargissements successifs, secouée par la crise l’Europe est en mal de configuration. Un moment proche de l’éclatement, la zone euro connait une partition de fait entre pays du nord et du sud. L’Union européenne est de nouveau sous pression britannique. Et aujourd’hui l’Écosse et la Catalogne manifestent leur désir d’indépendance par rapport à leur pays actuel, tout en souhaitant continuer d’appartenir à l’Europe. Comme un écho à l’écart grandissant entre la Flandre et la Wallonie, ou aux anciens appels à la création de la Padanie de la Ligue du Nord italienne visant à laisser dans leur coin les pauvres du Mezziogiorno.
Quelles qu’en soient les raisons et les circonstances, ainsi que les contextes historiques et culturels, ces projet scissionnistes participent d’une même démarche : ils visent à rester entre soi (souvent entre riches) en espérant créer ainsi de meilleures conditions pour affronter les enjeux de la crise qui secoue le monde. A ce titre, ils participent de la crise politique en reproduisant à leur échelle la fracture sociale qui s’élargit en creusant de nouveaux fossés.
La crise politique est aussi gouvernementale. Les partis de gouvernement tentent de constituer des coalitions afin de se soutenir mutuellement, dans des pays où ils ont été successivement rejetés par les électeurs (pour pratiquer à des nuances près la même politique). Au bout de deux rejets, il n’y a pas d’autre choix que de revenir à la case précédente… C’est le cas de l’Espagne et du Portugal. La constitution de coalitions entre partis hier ennemis n’est pas nouvelle et avait déjà été utilisée en Grèce, où la formule est arrivée à épuisement. Dans le cas de l’Espagne, le score électoral de Podémos et du parti X, deux listes nouvellement apparues exprimant l’émergence de courants radicalisés, a catalysé la perspective d’un gouvernement de coalition se serrant les coudes. En Belgique, 114 jours sont passés depuis les élections et aucun gouvernement n’a vu le jour. Un projet de coalition des libéraux francophones de centre-droit du Mouvement des réformateurs (MR), des nationalistes et des chrétiens démocrates flamands, ne parvient toujours pas à émerger.
Dans tous les cas, ces formules constituent l’ultime recours, proche du gouvernement de salut public, et rendent compte d’une situation dans laquelle le pouvoir est à la recherche de leviers de commande, les partis de gouvernement cherchant à se conforter au lieu de s’opposer devant la perte de confiance qu’ils constatent et l’érosion de leur base électorale qu’ils enregistrent.
En France et en Italie, les gouvernements de la dernière chance sont à bout de souffle, les fenêtres d’opportunité dont ils croyaient pouvoir profiter se sont vite refermées. Matteo Renzi avait demandé 100 jours pour rétablir la situation d’une Italie qui plonge, il en est désormais à plus de 200 ! À peine nommé, Manuel Valls est déjà évoqué comme ayant fait son temps et son score de confiance, ainsi que celui de François Hollande continue de plonger. À la recherche de marges de manœuvre, les dirigeants n’en trouvent pas et voient leur espace politique se rétrécir et leur discours tourner dans le vide. Les successions seront à cette image.
Devant la poursuite de la dégradation sociale, le processus ne s’en est pas tenu à l’illustration du fameux « Sortez les sortants ! » : la montée du rejet et du refus sous des formes très diverses est depuis constatée. En premier lieu via le renouveau et l’essor de l’extrême droite, sous des habits très variés, depuis le Front National en France, l’Autriche où le FPÖ avait joué les précurseurs, désormais secondé par sa scission BZÖ, Aube dorée en Grèce, UKIP au Royaume-Uni et DS (Démocrates suédois) en Suède (liste non limitative).
En second via l’essor de formations rétrogrades et euro-sceptiques voulant sortir du cadre d’une monnaie unique assimilée à un piège diabolique, soit parce qu’elle les contraint à l’austérité, soit parce qu’elle implique de financer les autres. C’est le cas de l’AfD en Allemagne, qui vient de connaître un véritable triomphe lors de deux élections régionales et s’installe dans le paysage, ou plus anciennement du PVV hollandais, qui flirte aussi avec l’extrême droite.
Enfin, un pôle radical continue de se chercher. Cela s’est d’abord exprimé par une succession de mouvements totalement imprévus et impétueux, à une échelle mondiale débordant l’Europe. Aux États-Unis, en Espagne, en Tunisie, en Égypte et en Israël, ainsi qu’en Turquie ou au Québec. Ils ont eu en commun d’expérimenter – tout en faisant preuve d’une grande créativité – une mobilisation massive et durable et des méthodes de démocratie directe, et de ne pas se ranger derrière un leader charismatique, de signifier un refus déterminé. Des principes de solidarité, d’autonomie du mouvement, les ont animés, en rupture avec les liens hiérarchiques et les inégalités.
Des formations d’un genre nouveau sont également apparues, plus ou moins structurées, comme Syriza en Grèce, le Mouvement des 5 étoiles en Italie, ou Podémos en Espagne. De manière empirique, des éléments de programme et de stratégie sont bâtis dans une forte effervescence des idées et des initiatives. Mais la maturation de ce pôle, lui aussi d’une grande diversité, prend son temps, en raison de l’ampleur des remises en cause auquel il doit procéder pour présenter une alternative à la société d’enfermement qu’il combat.
Dans le cours de cette crise politique qui continue d’être alimentée par les étages empilés d’en-dessous – financier, économique et social – le monde politique de toujours perd progressivement pied, piégé par ses propres certitudes et ses connivences. La tentation est grande de rechercher de nouveaux leviers de commande échappant aux contraintes d’une démocratie participative pourtant dévoyée. On savait déjà que les véritables centres de pouvoir n’étaient plus nationaux, on n’ignore plus que des institutions non élues – comme la BCE par exemple – jouent un rôle déterminant en Europe, sans aucun contrôle.
A cet égard, on observe comment les négociations en cours à propos du Traité transatlantique (TTIP), et dans l’immédiat à propos du traité de libre échange avec le Canada (CETA) – dont les dispositions servent de cheval de Troie – introduisent des mécanismes pareillement affranchis. La mise en place de « forums de coopération réglementaire » particulièrement flous mais au rôle déterminant, et la clause ISDS (Investor-State Dispute Settlement), qui permet à des groupes privés de poursuivre en justice arbitrale des États dont la règlementation pourrait mettre en cause la rentabilité de leurs investissements, ne laissent aucune place au doute à ce sujet.
Dernière conclusion provisoire, la confusion la plus totale s’est installée depuis la disparition de références historiques qui servaient de repères. Elle brouille les cartes et brasse l’électorat, pour le pire et le meilleur. Plutôt pour le pire dans l’immédiat au moins, car les nouvelles idées se propagent lentement, la dynamique sociale qui leur correspond s’enclenchant au même rythme. Mais des surprises imprévues ne sont pas à écarter, en raison de la fragilité des jeux politiques en cours. D’un côté prime l’intériorisation de la pensée unique, de l’autre le besoin d’évasion vers de nouveaux horizons, l’extrême droite ayant pour rôle de le cantonner en le dévoyant.