Billet invité
Cet article est paru dans « L’Humanité-Dimanche » du 29 août, où mes papiers sont publiés mensuellement. Ils reprennent souvent les thèmes de ceux qui sont publiés sur le blog, comme c’est également le cas pour ceux que j’écris selon la même périodicité pour l’édition hebdomadaire de « La Tribune ».
Faut-il que la situation soit indécise et le monde changé ! Du jamais vu, les banques centrales, dont les armes favorites sont traditionnellement la surprise et un secret de plomb sur leurs intentions, annoncent désormais à l’avance leurs projets ! La Fed, la Banque d’Angleterre et la BCE s’adressent aux marchés financiers pour les rassurer en leur garantissant qu’elles vont continuer à pratiquer leur politique de très bas taux d’intérêt… C’est qu’au sein de cette crise si inattendue et déroutante, les repères habituels sont brouillés et les indicateurs de toujours ne sont plus les guides qu’ils étaient.
Qu’il est déjà loin – cinq ans déjà – le temps où les agences de presse se référaient faute de mieux à de familiers indices boursiers (comme le CAC 40 ou le Dow Jones) pour tenter de rendre compte de l’étrangeté des événements ! D’autres indicateurs ont depuis pris le pas, au premier chef le taux de la dette souveraine, puisque la progression de cette dernière est présentée comme source de tous les maux afin d’escamoter les vices propres au système financier. Mais ce thermomètre-là a également cessé d’être une bonne référence lorsque l’intervention des banques centrales en a faussé le fonctionnement, rendant trompeur le calme apparent du marché obligataire.
Le taux directeur, descendu au plus près possible du zéro, n’a lui aussi plus rien signifié, si ce n’est pour les banques ayant accès aux guichets des banques centrales à des prêts sans intérêt ou presque, afin qu’elles ne s’écroulent pas et qu’elles puissent faire de bonnes affaires sur les marchés. Certains analystes financiers préconisent même de faire passer les taux en dessous de zéro, ce qui aboutirait à rémunérer les débiteurs et non les créanciers ! Le monde marcherait-il sur la tête, ne sachant plus où il en est ?
Les analystes se cramponnent à d’autres indices présentés comme des valeurs sûres, comme le pourcentage du déficit budgétaire et le rapport entre la dette et le produit intérieur brut (PIB), arc-boutés à des niveaux à ne surtout pas dépasser, dont la savante détermination doit au doigt mouillé et non pas comme il est prétendu à on ne sait quelles « lois économiques ».
Mais les instruments de mesure manquent, par contre, lorsqu’il est débattu de la formation ou non d’une nouvelle bulle financière alimentée par les injections massives de liquidités : la « science économique » aurait-elle ses limites ?
Pour alimenter l’espoir, il reste cependant un indicateur : l’indice de la croissance du PIB, dont il est totalement oublié que son calcul était hier contesté au nom de la nécessité d’une autre conception de la mesure de la richesse, afin de refléter le bien-être. Le mot de récession, qui fait trembler, reste pour sa part le moins possible prononcé, surtout lorsque l’on y stagne, et il n’est au grand jamais question de tendance récessive lorsque la croissance redevient tout juste positive. L’indice de l’inflation, qui a eu pendant longtemps son heure de gloire, sa maîtrise gravée sur le fronton des banques centrales, n’a plus la même puissance d’évocation d’un danger imminent. Car à la crainte d’une envolée de l’inflation s’est substituée celle de la déflation, et le risque de ne plus ensuite pouvoir en sortir, à la japonaise. L’objectif d’une inflation à 2 % n’étant plus atteint, ne pas passer en-dessous de la barre du zéro est devenu source de toutes les satisfactions.
Au final, la croissance est l’indicateur ultime, celui qui indiquera que la sortie de crise est en vue et éloignera le spectre de la récession, grâce auquel l’austérité budgétaire deviendra moins douloureuse, avant que tout ne redevienne – ou presque – comme avant. Mais, entrés en territoire inconnu, quand les commandes ne répondent plus et les instruments ne sont plus d’utilité, à quel saint se vouer ? La théorie passe-partout des cycles économiques reste heureusement à disposition, qui peut se résumer par ce proverbial dicton : « Après la pluie vient le beau temps ! ». Encore une histoire de baromètre, pourvu qu’il soit bien étalonné !
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Un autre éclairage aurait pu être ajouté : la Fed a lié la poursuite de sa politique accommodante au franchissement d’un seuil du taux de chômage, accordant à ce dernier indicateur un rôle de premier plan. D’un pays à un autre, le calcul de celui-ci n’est pas identique (la palme revenant à l’Espagne, qui dispose de deux indicateurs différents) et varie au fil des définitions du chômage, reflétant généralement la préoccupation des dirigeants politiques de le minorer. La sensibilité du calcul du taux de chômage est telle qu’une modification de la formulation d’une des questions posées par les enquêteurs de l’INSEE en France y a ainsi fait diminuer de 0,3 % le chômage depuis le début de l’année ! À noter que l’espoir de faire baisser ce taux étant faible, l’objectif proclamé est désormais d’inverser la courbe du chômage.
Le discours sur le retour de la croissance en Europe est accompagné d’une constatation navrée à propos du chômage, qui ne baisse pas. Aux États-Unis, il a bien diminué de 0,1 % de juillet à août dernier, mais l’analyse fait apparaître combien cette diminution est trompeuse, résultat de l’augmentation du nombre des Américains qui ont renoncé à chercher un emploi. Lorsque le « taux de participation », qui mesure la part de la population qui a un travail, est pris en compte, il est constaté qu’il continue de diminuer, ayant comme principale cause que les salariés renoncent à rechercher du travail. La détérioration du marché du travail se mesure également en constatant l’accroissement du chômage longue durée, ou bien la concentration de l’embauche en faveur des emplois peu ou à l’opposé très qualifiés, excluant la catégorie intermédiaire qui constitue le gros de l’emploi.