Billet invité.
Le marché européen des actions continue d’afficher sa bonne santé, tout comme celui des obligations. Dans les deux cas, cette déconnexion entre finance et économie est en réalité très mauvais signe et n’annonce aucune amélioration économique, tout au contraire. Les derniers chiffres Eurostat du chômage au sein de la zone euro (12,1% en moyenne, 24% pour les jeunes de moins de 25 ans) ainsi que ceux de l’inflation (1,2% en avril, contre 2,6% il y a un an) résument à eux seuls la poursuite de sa détérioration. Faisant pour le moins contraste, la florissante activité financière actuelle se traduit par la formation progressive d’une nouvelle bulle financière, avec comme seule inconnue le rythme de sa croissance et le danger qu’elle représente. Un phénomène mondial, alimenté par les banques centrales, les marchés sur un petit nuage pouvant en redescendre à tout moment.
Une mèche a été allumée à Chypre, qui brûle en direction de la Slovénie et de Malte : la crise bancaire emprunte de nouveaux détours pour se manifester. La construction urgente de l’union bancaire européenne est réaffirmée de toute part, dernièrement par le gouvernement espagnol et par le nouveau président du conseil italien, Enrico Letta. Le Financial Times en a fait le thème d’un récent éditorial. Comme s’il était indispensable de se préparer à de nouvelles défaillances bancaires et qu’il fallait se donner les moyens d’y faire face collectivement. Car s’y consacrer chacun dans son coin, comme le préconise le gouvernement allemand, n’est pas réaliste : la disproportion entre la taille des bilans bancaires et le PIB des États est la plupart du temps telle qu’il n’est pas dans leurs moyens de les renflouer. Hier c’étaient les euro-obligations, aujourd’hui l’union bancaire, mais dans les deux cas un point d’appui fait défaut car impliquant une mutualisation à laquelle le gouvernement allemand fait obstacle. Il faudrait chercher une autre piste…
En coulisse, un bras de fer est engagé. Nécessité faisant vertu, des délais vont être parcimonieusement accordés aux gouvernements italien et français pour réduire leur déficit. Non sans contreparties, qui font actuellement l’objet de discussions. Le glissement qui se poursuit ne doit pas être interprété comme un assouplissement mais un donnant-donnant : un peu de temps contre plus de réformes structurelles. Comme si se ressourcer aux fondamentaux du libéralisme était la condition du salut, l’expression d’un nouveau déni, après celui qui a masqué la situation du système bancaire. Cette fois-ci, c’est l’aveuglement devant l’arrivée des puissances émergées et la redistribution des cartes inévitable qui en résulte.
Le nouveau décor est en train d’être planté. Il n’a pas fallu longtemps à Enrico Letta pour adapter son discours, une fois obtenu au parlement la confiance dont il avait besoin, transformant en suspension l’abandon d’une taxe immobilière décidée par Mario Monti, démagogiquement réclamée par Silvio Berlusconi. En Espagne et au Portugal, les annonces de coupes dans les budgets de la santé et de l’éducation clarifient s’il en était besoin ce qu’il faut entendre par réformes structurelles et témoignent du sens de l’anticipation dont font preuve les gouvernements de ces deux pays. La parole est désormais au gouvernement français, divisé, qui peine à sortir des généralités sauf pour aider les entreprises avec un choc d’offre, continuant à enregistrer l’érosion de sa crédibilité. Ne reflétant, par son incapacité à formuler une politique alternative, pas seulement ses propres limites mais également celle d’une des épigones d’une social-démocratie qui aurait du mal à se reconnaître entre eux : la crise du capitalisme n’offre plus les marges de manœuvre qui en justifiaient l’existence, constatation qui vaut pour l’Europe toute entière.
On aura rarement vu un gouvernement créer avec autant d’opiniâtreté les conditions de son propre échec, car il sera l’inévitable victime de la récession et de la déflation européenne. Dans le cas présent, c’est le gouvernement allemand. À tel point que George Soros, qui est entré à ce sujet dans une polémique publique avec Hans Werner Sinn (le président de l’Institut d’études économiques allemand, IFO), considère que le gouvernement allemand en est arrivé au point de soit accepter les euro-obligations et l’union bancaire – seule solution selon lui pour sauver l’euro – soit prendre l’initiative de quitter la zone euro.
Les déclarations d’Angela Merkel à propos de son taux directeur exercent une pression inédite : Super Mario (Draghi) doit rentrer dans le rang. Que le gouvernement allemand en vienne à transgresser le principe sacré de non-intervention dans les affaires de la BCE illustre le niveau actuel des tensions et des enjeux.
Mais le rappel au règlement et la défense de l’orthodoxie en matière de moyens font rarement une politique, comme l’histoire n’a cessé de le montrer, alors que le monde des banques centrales évolue globalement sous une pression à laquelle on ne résiste pas : celle des circonstances. Les conduisant à reconsidérer leur mission, leurs objectifs et même – de manière sacrilège – leur indépendance (en envisageant des actions concertées avec les Etats). Tout cela avec les effets que l’on constate sur les marchés (voir plus haut).
Faisant toujours bande à part, la BCE vient de baisser son principal taux d’un quart de point, à 0,50%, elle ne pouvait faire moins sauf à décevoir les marchés. Les affaires n’en seront que meilleures, mais l’économie n’y gagnera rien, tout particulièrement les PME des pays du Sud de l’Europe qui multiplient les handicaps, dont les taux élevés qu’elles doivent consentir pour accéder au crédit. En déclarant que la BCE était « prête à agir » et qu’elle poursuivrait sa politique accommodante « aussi longtemps que nécessaire », Mario Draghi a appliqué un programme minimum fait d’intentions et non pas de mesures. L’effet de ses mesures phares s’essouffle et l’on est toujours dans l’attente des suivantes. L’annonce de l’étude des moyens de relancer la titrisation sonne comme l’incapacité de la relancer afin de promouvoir le crédit aux PME.
Un nouvel éclairage est apporté par des calculs réalisés par l’assureur allemand Allianz et l’institut d’études économiques IfW. Dans les deux cas, l’Allemagne serait en train de réaliser des économies grâce à la crise. D’un montant de 10,2 milliards d’euros pour la période 2010-2012 pour le premier, et de 8,6 milliards d’euros pour 2011 pour le second, estimées à 9,6 milliards d’euros pour 2012. Elles résultent des baisses du coût de financement de la dette allemande, étroitement liée à l’augmentation de celle des pays du Sud européen. La Finlande, l’Autriche, les Pays-Bas et la France ont également bénéficié, dans une moindre mesure, des effets du même mécanisme. Il faudrait un défaut de paiement des pays ayant bénéficié d’un plan de sauvetage pour qu’il en soit autrement.