Billet invité.
La pagaille européenne prend des dimensions renouvelées. Il faut aussi aller la rechercher dans une étude réalisée par KPMG, le groupe de services financiers, pour la découvrir dans toute sa profondeur et ne pas s’en tenir à ses manifestations les plus spectaculaires qui s’expriment sous la forme du véritable « krach politique » qui s’approche, pour reprendre l’expression appropriée de Martine Orange dans Médiapart.
Il s’avère que les créances douteuses des banques européennes atteindraient 1.500 milliards d’euros (dont 600 milliards pour les seuls établissements britanniques, espagnols et irlandais). Au lieu de nettoyer leurs bilans et constater des pertes en vendant leurs portefeuilles, ce qui viendrait contrevenir au renforcement de leurs fonds propres et inquiéterait les investisseurs, celles-ci préfèrent proroger leurs prêts (les faire rouler).
Nous venons seulement d’arriver, au bout de tant de longues années, à cette constatation qui dès le début de la crise aurait dû s’imposer : les banques sont plus atteintes qu’elles ne veulent le reconnaître et leur désendettement est prioritaire, sans que l’on puisse attendre qu’elles y parviennent par elles-mêmes en faisant de nouveaux dégâts. Les États auraient dû intervenir et appliquer avant l’heure le modèle chypriote de mise à contribution des actionnaires et des créanciers, qui était à l’époque impensable. Quitte à en assumer les conséquences systémiques qui n’auraient manqué d’apparaître, aboutissant à une reconfiguration d’ensemble du système bancaire européen et de la dette souveraine.
On a reculé à l’époque devant une telle horreur. Seul le gouvernement britannique, qui n’avait pas le choix, a dû nationaliser sans attendre et en grand. L’histoire du sauvetage des banques a ensuite été fait de mesures ayant en commun d’en contourner la nécessité, d’ailleurs pas toujours avec succès au bout du compte. Le dos a été tourné à la crise financière pour ne voir dans celle-ci que ce qui justifiait la poursuite d’un programme ultra-libéral, en profitant de l’occasion pour en accélérer brutalement l’application.
L’addition de ce choix est aujourd’hui présentée. Selon KPMG, les banques européennes ont réduit de 365 milliards d’euros (-7,5%) leurs facilités de crédit aux entreprises au cours des quatre dernières années. C’est le résultat combiné d’une politique bancaire délibérée et d’une demande plus faible en raison de la récession, donnant aux banques une échappatoire. Mais leur responsabilité ne peut être aussi facilement évacuée quand elles décident de consacrer leurs liquidités à l’achat plus rémunérateur de la dette souveraine, sous l’ombrelle protectrice de la BCE. Cerise sur le gâteau, l’achat des titres souverains, réputés sans risque, n’implique pas de constitution de fonds propres… (on a les convention que l’on peut). Au lieu de dénouer des positions considérées comme hautement systémiques, les banques de la zone euro détiennent désormais 1.670 milliards d’euros de titres de la dette souveraine. Voilà le second brillant résultat des mesures qui n’ont pas été prises quand il fallait.
C’est un échec sur toute la ligne, bien que moins voyant que celui de la stratégie de désendettement publique. Encore que dans le cas espagnol, le summum soit atteint, le calendrier de réduction du déficit public venant d’être une nouvelle fois repoussé par la Commission, de deux ans cette fois-ci, en attendant plus. D’exception, l’assouplissement de ce calendrier est donc devenu la règle, sauf qu’il n’est décidé qu’au cas par cas. Pour sauver la face et tenir compte de la diminution des recettes fiscales, il est à chaque fois assorti de l’exigence de mesures de rigueur budgétaire supplémentaires, accentuant la récession et créant par là même les conditions d’un nouveau report d’échéance ultérieur…
Elles sont d’ailleurs intégrées par les prétendants au trône ou les nouveaux arrivants. Tout en réclamant une renégociation du plan de sauvetage du Portugal dans le cadre de son retour espéré au pouvoir, Antonio José Seguro, le secrétaire général du parti socialiste, annonce que « rigueur budgétaire, contrôle des dépenses sont des mots qui ne disparaitront pas du vocabulaire du PS ». L’assouplissement serait si l’on comprend bien très limité. Une attitude également attendue du nouveau gouvernement italien d’Enrico Letta, une fois passé le moment des messages de félicitation d’usage (accompagnés de gros soupirs de soulagement).
Un rejet de cette politique s’exprime désormais, cette fois-ci du fait de gouvernements qui crient halte au feu et non plus d’indignés qui manifestent dans la rue, ou d’électeurs qui le font savoir sans les urnes, comme en Italie. De quelque côté que l’on se tourne, Madrid, Rome, ou Paris, il est demandé sur des modes divers de desserrer les contraintes d’un pacte fiscal devenu injouable et de pratiquer une politique de relance économique. Ce que le SPD et les Verts allemands réclament également. Mais, au lieu de mettre en question la stratégie suivie, il est seulement suggéré d’en assouplir l’application, avec le risque évident de simplement allonger la durée de l’épreuve, c’est à dire d’accentuer les crises sociale et politique, si le reste de la stratégie reste inchangée. Ces crises tendent à ne faire plus qu’une, sujet d’inquiétude pour les gouvernements. Forcés et contraints, les Italiens essayent un gouvernement de grande coalition, une formule qui n’est dans leurs habitudes et dont la pérennité n’est pas garantie. En Espagne et au Portugal, la formule qui consiste à sortir le sortant reviendra à faire rentrer ceux qui ont été remerciés au tour précédent. En France, jamais un président et un gouvernement n’auront suscité une si faible adhésion, en attendant la sanction des élections municipales et européennes.
Se vérifiera en Italie une vérité souvent oubliée par ceux que l’on dénomme désormais des politologues : c’est moins la géométrie d’un gouvernement qui compte que les mesures qu’il prend, ainsi que leurs effets. Or, celles-ci réclament aujourd’hui d’être non conventionnelles, pour être en phase avec la crise, seule possibilité pour élargir des marges de manœuvres sinon inexistantes. Sans mise en cause des cadres de pensée actuels, il n’y a pas d’autre solution que de fragiles bricolages provisoires. Pas d’équilibre financier du régime des retraites sans reconsidération de leur mode de financement, pas de rétablissement des finances de l’État sans réforme fiscale et lutte efficace contre toutes les formes d’évasion, pas d’équilibre des comptes de la sécurité sociale sans remise à plat du système de santé publique et privée, pas de lutte contre le chômage sans partage du travail et financement d’un revenu de vie, etc…
Dans tous les domaines de la société, les éléments constitutifs d’un nouveau paradigme existent, à l’état plus ou moins élaboré. Des États généraux de notre époque pourraient prendre en charge sa mise en forme et formuler l’équivalent du programme du Conseil national de la Résistance, au sortir de la seconde guerre mondiale, celui-là même qui est remis en cause. Car si ce que nous vivons n’est bien entendu pas de même nature, cela ne l’empêche pas d’être de même ampleur, comme on commence progressivement à le découvrir.
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« LA CRISE N’EST PAS UNE FATALITÉ », Vente en ligne ici.