Billet invité
Pour quelles raisons la stratégie de désendettement adoptée par les dirigeants européens est-elle poursuivie contre vents et marées en dépit de son échec manifeste, si nécessaire au prix de rallonges accordées au calendrier de remboursement, quand il s’avère que cela ne sera de toute façon pas possible, comme au Portugal ? S’agit-il du résultat d’un aveuglement doctrinaire ou de la défense (même mal comprise) des intérêts allemands ? De l’occasion qui est fournie d’accélérer les réformes d’inspiration ultra-libérale ? Ou faut-il comprendre que la priorité doit être donnée aux banques pour se financer sur le marché, les États devant céder la place en remboursant leurs dettes ? C’est un peu tout à la fois mais n’épuise pas le sujet.
Il n’y a que deux issues possibles à un surendettement qui a été trop loin : l’inflation, c’est-à-dire « l’euthanasie des rentiers » selon la formule de Keynes – dont on ne retient à tort que la préconisation de la relance par la consommation – ou bien la restructuration de la dette sous ses différentes variantes. Mais les créanciers en font les frais dans les deux cas. Comment l’éviter ? En imposant à tout prix le remboursement de la dette, ce qui a été décidé mais rencontre un sérieux problème d’application qui s’appelle récession. Telle est la véritable nature de la stratégie poursuivie.
Une discussion est lancée sur la manière de faire face au danger de la récession. Au Royaume-Uni, il est question d’accepter une dose d’inflation supplémentaire, dans l’espoir que les liquidités créées par les banques centrales aboutiront enfin à relancer l’économie, créant par ricochet de nouvelles recettes fiscales. C’est la politique qui a été adoptée au Japon et aux États-Unis, où il y a des marges de manœuvre au niveau de l’inflation. C’est tout le sens du débat sur l’adoption de nouvelles cibles d’inflation, au-delà des 2 % réglementaires, dont seuls des échos sont perçus en zone euro en raison de l’interdit qui pèse sur la BCE. Comme il a déjà été évoqué, une option complémentaire serait de jouer à saute-mouton par dessus les banques pour irriguer l’économie réelle. Tant qu’à briser les tabous…
Pour la zone euro, il est préconisé de lever le pied sur les mesures d’austérité, afin de préserver des recettes fiscales qui sans cela s’amoindrissent, et de réduire plus progressivement le déficit. Telle est la position défendue systématiquement par le FMI, qui reflète l’inquiétude des Américains quand ils voient l’Europe s’enfoncer lentement dans la dépression et risquer de les y entraîner. Plusieurs gouvernements tentent d’obtenir cet assouplissement en cherchant un compromis avec leur homologue allemand, sans succès comme l’a démontré le dernier sommet européen. Bernard Cazeneuve, ministre délégué chargé des Affaires européennes, vient dans une interview à Médiapart de défendre cette ligne de conduite : « Nous avons choisi d’endosser des compromis plutôt que d’organiser des crises. On sait toujours quels sont les risques du compromis. On ne mesure généralement les effets d’une crise supplémentaire, lorsque la crise est déjà partout, que lorsqu’il est trop tard. »
En attendant des résultats, des bricolages tiennent lieu de politique. La Banque d’Angleterre ne prête aux banques qu’à condition qu’elles fassent de même aux entreprises (sans résultats significatifs) ; la BCE aurait l’intention de mettre au point un programme destiné aux PME du sud de l’Europe, dont les italiennes qui souffrent dangereusement de la pénurie de crédit ; le gouvernement français voudrait réorienter l’épargne, qui se réfugie dans l’assurance-vie ou se porte sur les livrets à faible rémunération mais sans risque, vers des placements longs destinés au financement de la construction et des entreprises.
Les indicateurs font défaut dans la confusion régnante. Le taux sur le marché interbancaire n’est plus depuis longtemps un thermomètre bien calibré de la confiance que se font les banques entre elles, et donc de leur santé. Lui a succédé l’indicateur basé sur les remboursements des banques de leurs emprunts à la BCE, quand ils interviennent, mais le détail n’en est pas connu. Les actifs boursiers connaissent une embellie qu’il est toutefois difficile d’interpréter comme une anticipation de la reprise. Même le marché obligataire ne donne plus de signes auxquels on peut se fier : simultanément les taux longs espagnols montent et les italiens baissent, sans qu’une quelconque logique y pourvoit, sauf que la dette italienne est largement détenue par les banques italiennes elles-mêmes, qui se tiennent par la barbichette avec l’État. On n’y voit de plus en plus goutte !
Grâce aux programmes de la BCE d’un côté, aux soutiens financiers des États européens plus chichement mesurés de l’autre, une stabilisation précaire de la situation a été obtenue. Dans le meilleur des cas, elle ne pourra que lentement mais sûrement rendre encore plus intenable qu’elle ne l’est déjà une crise sociale qui s’élargit et une crise politique qui s’étend. La facture de la sauvegarde prioritaire des intérêts financiers est encore loin d’être payée et le coût des compromis pas encore passés n’est pas établi.