Billet invité.
Comme libérée des échéances à répétition de la réduction du budget fédéral américain, convaincue que l’issue n’est finalement pas si redoutable, Wall Street bat record sur record. Elle semble partie pour poursuivre sur sa lancée, conduisant les analystes à s’interroger : s’agit-il d’une anticipation de la reprise, ou d’une déconnexion de plus en plus prononcée avec l’économie réelle ? Faut-il comprendre cette embellie comme n’étant que l’un de ces aller-retour entre les marchés obligataires et d’actions auquel les investisseurs sont accoutumés ?
Cette interrogation fait suite à une montée générale de l’inquiétude à propos des 85 milliard de dollars de liquidités que la Fed déverse tous les mois dans le système financier, faisant croire ces derniers temps à certains qu’elle pourrait interrompre plus tôt que prévu ce nouveau programme. Une perspective depuis démentie par Ben Bernanke, suscitant un soulagement dont on enregistre le résultat. Entre deux maux, l’inflation ou la récession, le moindre a été finalement choisi, et les marchés ne s’en plaignent visiblement pas. Mais le cœur est partagé.
Les grandes banques sont en effet moins convaincues. L’Institut de la finance internationale (IIF), qui les représente et réserve ses interventions pour les grandes occasions, a pesé dans le débat en estimant que c’est la poursuite de l’assouplissement monétaire, et non la perspective d’une relance, qui explique la hausse boursière, prévenant que la politique de « l’argent facile » comportait le risque de faire naître une « addiction ». Mais le débat a été tranché dans le sens du maintien des mesures d’assouplissement, car il est considéré que c’est à ce prix que l’économie américaine peut être maintenue à flot en attendant sa relance, qui se fait tarder bien qu’annoncée en toutes occasions. Il se poursuit néanmoins, ne portant plus sur le danger que représenterait une nouvelle bulle d’actifs, mais à propos de la crainte d’autres effets qui pourraient survenir lorsque la Fed voudra stériliser les liquidités injectées dans les circuits financiers. Le spectre d’un krach obligataire, sur le modèle de celui de 1994 mais en bien plus important, est présent dans les esprits, car l’augmentation par la Fed de ses taux fera baisser la valeur des obligations et risquera de déséquilibrer les fonds monétaires et de pension. Avec à la clé une question peu engageante : la Fed n’est-elle pas déjà allée trop loin ? C’est en tout cas ce que craint l’IFF en évoquant le risque d’un « événement déstabilisateur » lorsque les programmes en cours prendront fin.
Si un point de non-retour était dépassé, cela donnerait – puisque le mal est fait – raison à Lord Turner, président du FSA britannique, qui a dernièrement émis l’hypothèse d’adopter une politique de création monétaire intensive à destination directe des entreprises et des particuliers. Hypothèse qui, soit dit en passant, est aussi étudiée sous des formes nettement plus modestes par la BCE, en faveur des PME des pays du Sud de l’Europe qui doivent consentir des taux élevés sur le marché pour lever des financements.
Cette crise que l’on dénomme de la dette n’est pas bien qualifiée : la dette n’est que le carburant et c’est le moteur qui est à bout de souffle. En cause, l’énorme disproportion entre la taille de l’économie réelle et le volume des actifs financiers, car ces derniers reposent en dernier instance sur la première, et la sophistication des échafaudages financier destinés à solidifier cet édifice ne les empêche pas d’être précaires. La relance à grande échelle de la titrisation qui remplissait cette fonction étant remise à des jours meilleurs, la gestion du collatéral – ces actifs apportés en garantie des transactions financières – a désormais le vent en poupe. Devant les besoins grandissants de collatéral, l’ingénierie financière est sollicitée pour faire à nouveau des miracles, et l’on sait de quoi elle est capable… En prétendant renforcer l’édifice, elle a déjà précipité son écroulement !
Le diagnostic n’est pas nouveau : le système ne supporte plus son propre poids, il anticipe une richesse qui ne sera pas créée et n’a plus d’autre fonction et justification que sa simple reproduction, qui plus est créant le mal-être au lieu du bien-être. Il n’y a pas d’autre issue que de réduire considérablement cette masse d’actifs financiers et de supprimer les instruments de sa reconstitution, au lieu de créer encore de la liquidité qui accentue le problème au prétexte de le résoudre.
En Europe, une campagne s’est engagée afin que la BCE baisse ses taux – à l’inverse de celle qui a surgi aux États-Unis – dont Christine Lagarde se fait la championne au nom du FMI. L’affaire n’est pas nouvelle, mais elle prend davantage de relief. A l’occasion de sa visite en Irlande, écharpe verte aux couleurs du pays au vent, elle a pris le contre-pied de la politique de la BCE, se déclarant « ouverte à des ajustements » de son plan de sauvetage, qui pourraient selon elle ne pas se limiter à la seule extension du plan de remboursement déjà décidée dans son principe. Mais ces accommodements seraient dérisoires devant l’ampleur de la tâche à accomplir en Europe. Conçu pour de préférence rester dissuasif, le programme d’achats obligataires de la BCE (OMT) ne finira-t-il pas par être engagé, pour l’Espagne si ce n’est pour l’Italie, l’accalmie qui règne sur le marché obligataire étant d’une réelle fragilité ? Christine Lagarde demande de son côté que la BCE le déclenche sans exiger comme condition préalable que le pays concerné ait retrouvé l’accès au marché. Car le rêve d’un retour de l’Irlande ou du Portugal sur celui-ci, eux qui sont présentés comme les bons élèves de la classe, est en train de s’estomper. Cela fait beaucoup de candidats.
Les analystes de Wall Street auront alors leur réponse.