« Nous sommes entrés dans les territoires inconnus » était devenu une expression familière aux financiers, la nouveauté est que nous y avons également pénétré. Nous ne sommes pas en guerre, réfutant cette rhétorique martiale outrageusement employée, mais nous subissons un bouleversement de notre vie sociale comme si c’était le cas.
Aujourd’hui, nous pouvons mourir dans notre coin et le travail de deuil de nos proches être entravé. Nous ne pouvons plus nous toucher, cet acte social primordial réservé aux plus proches avec lesquels notre sort est lié. Bref, nous sommes des êtres sociaux qui doivent tenir leurs distances et dont les relations sont considérablement amoindries, un contre sens. Allons-nous en tirer collectivement des leçons et lesquelles ? un projet collectif va-t-il en sortir, avec quelles chances d’aboutir ?
Pour certains, la cause est résolument entendue, la priorité doit être donnée à ce que tout retourne comme avant et il faut s’y mettre sans tarder. Le contraire nous aurait étonnés : quand ils ne sont pas cyniques, ils se font des idées, et pas les meilleures. Ainsi que des illusions, car s’il est une certitude, c’est que la relance de l’activité rencontrera de nombreux obstacles, dont le rétablissement des chaînes d’approvisionnement, car elle suppose une synchronisation mondiale. Et le pénible redémarrage de l’économie de la Chine, puisqu’il y est fait référence en tant que modèle de confinement à suivre (dont il est peu probable qu’il soit suivi), l’illustre de manière exemplaire. L’humilité fait décidément défaut à ceux qui devraient constater que les « pays développés » dont ils se prévalent du succès sont terriblement atteints. Il y a quelque chose qui cloche.
Fort heureusement, d’autres réactions interviennent. Les sondages et les rapports policiers enregistrent, dans les têtes et sur les réseaux sociaux faute de mieux, une défiance grandissante envers les autorités. Et ce n’est pas tout, de la même manière que des économistes « bon teint » en viennent à considérer des hypothèses qu’hier ils rejetaient catégoriquement, des édiles décident ou proposent ce qui était impensable. Des thèmes propres à ceux qui revendiquaient une rupture sont entrés dans le paysage. Un peu à la manière de ceux agités par Bernie Sanders aux États-Unis, qui ont fait mouche.
La gratuité trouve à la marge droit de cité et le revenu universel de base l’amorce de légitimité qui lui manquait. Dans les pays « en voie de développement », en Afrique particulièrement, il est à défaut d’une protection sanitaire instauré la gratuité de l’eau et de l’électricité ainsi que l’arrêt de la perception des loyers, afin de soulager les plus démunis qui n’ont plus de ressources, pas d’économies, et pas d’autre issue que de participer à un exode intérieur massif vers leur village et leur famille où ils trouvent la faible protection que leur gouvernement ne leur donne même pas.
Mais la gratuité n’est pas l’apanage des plus démunis. Modeste exemple, la mairie de Lisbonne a cessé des percevoir les loyers de son imposant parc de logements face à la suppression des revenus procurés par les locations sur Airbnb. Au Luxembourg, le gouvernement a instauré la gratuité des transports publics. Il n’y a plus de forfaits ni de tickets, et les distributeurs automatiques les délivrant sont retirés des points de vente. Autant de mauvais signes, même réduits, car la gratuité est le plus dangereux des venins dans le monde de l’argent-roi…
Un autre sujet sensible est également sur le tapis. En Espagne, où le chômage explose, un revenu incorrectement qualifié « d’universel » est à l’étude, afin de déterminer son montant et ses bénéficiaires. Caractéristique importante, il n’est pas destiné à être provisoire mais est annoncé comme allant devenir définitif. En Italie, le « revenu du citoyen », un autre ersatz de revenu universel, était entré en vigueur il y a un an au bénéfice de 5 millions d’italiens, à qui il assurait une allocation de 780 euros pendant 18 mois – une sorte de Revenu de solidarité active (RSA). Le dispositif s’est depuis révélé totalement dépassé dans le sud de l’Italie, où les effets économiques et sociaux du confinement l’emportent sur ceux du virus. Le poids de l’économie informelle y est pour beaucoup. Un « revenu d’urgence » est donc en préparation, dont trois millions de travailleurs informels pourraient bénéficier. Le revenu n’est plus lié au travail, ce n’est pas totalement nouveau mais cela s’accentue.
Tout aussi significatif de la nécessité d’accroître le filet de protection sociale, 19 présidents socialistes de région réclament en France l’instauration d’une allocation « sans contrepartie mais avec un accompagnement renforcé, automatique pour résoudre le problème du non recours aux droits, ouvert dès 18 ans pour lutter contre la précarité des plus jeunes, dégressif en fonction des revenus d’activité et d’un montant égal au seuil de pauvreté. »
Entre ceux qui tirent et ceux qui poussent, qui l’emportera ? Peut-on espérer que le rapport de force favorable aux premiers sera lui aussi bousculé ? Ce qui est certain, puisque l’on recherche partout des points d’appui et des repères, c’est que le fossé entre eux va s’approfondir. Prétendre le combler avec des faux-semblants et des mesures symboliques sera illusoire. Alors, quelles conclusions en sera tiré de part et d’autre ? Comment vivrons-nous demain ?
Il est également significatif, mais cette fois-ci là de la sensibilité à toute mise en œuvre de dispositifs reposant sur la traçabilité des personnes, que la Commission prépare une « boîte à outils » définissant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans ce domaine. Seules les autorités sanitaires pourraient avoir accès aux données et rien ne serait obligatoire. Même si, dans ce domaine comme dans d’autres, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent, suivant la formule consacrée.
A quoi bon vouloir intensifier la production au sortir du confinement, on ne pourra pas consommer 2, 3 fois plus qu’on ne le fait actuellement ? sinon faudra solder la surproduction … contre productive. Les Roux de Bezieux et Pannier-Runnacher sont-ils sains d’esprit ?
Même ces cryptocommunistes du magazine Challenges sont vent debout contre les propos du sieur Geoffroy Roux de Bézieux, c’est dire !
https://www.challenges.fr/politique/quand-le-president-du-medef-geoffroy-roux-de-bezieux-se-caricature-tout-seul_705732
Bref, le haut-patronat, comme toute organisation humaine, est probablement divisé sur les réponses à apporter à la crise. Le président du MEDEF représentant la ligne dure du retour au business as usual, alors que d’autres sont plutôt d’avis qu’un repli tactique est préférable afin de ne pas tout perdre et qu’il sera toujours temps, une fois les esprits calmés et la situation devenue plus claire, de reprendre la lente mais continue destruction des acquis sociaux.
Pour Agnès Pannier-Runacher, petite-main sans aucun pouvoir de décision, peut-être faut-il voir du côté d’Anna Arendt et de son concept de banalité du mal ?
Désolé, comme tout le monde je suis contaminé à l’insu de mon plein gré par la novlangue, ce qui m’a conduit à parler « d’acquis sociaux »
La crise de 2008 qui vit in fine ses responsables en faire payer les dégâts par les populations – avec au final des riches encore plus riches et une paupérisation grandissante pour les autres – est là pour prouver que rien n’est jamais acquis.
Il est donc préférable de parler de « conquêtes » sociales, toujours susceptibles d’être à nouveau perdues.