Comment ne pas en convenir, nous vivons une époque singulière ayant perdu beaucoup de nos repères ! Douze ans sont passés depuis le déclenchement de la crise, mais ses effets profonds se font toujours sentir, quand bien même elle ne tient plus le haut de l’affiche. De financière à l’origine, elle est devenue économique, sociale et politique. Elle a désormais acquis une dimension psychologique qui rejaillit sur les autres domaines.
La ruée des investisseurs sur le marché obligataire, où ils acquièrent massivement des titres dont le taux est négatif pour se protéger, en est l’effet le plus spectaculaire. Aucun signe avant-coureur prononcé du rebondissement de la crise n’est perceptible, mais la confiance n’y est plus. Une même profonde inquiétude est tout autant perceptible chez les particuliers, lorsque l’on observe leur inclination à l’épargne. Devant un avenir jugé incertain, ils prennent leurs précautions. Moins en raison d’un rebondissement de la crise comme le craignent les investisseurs, il est vrai, que des effets des réformes ultra-libérales qui menacent leurs droits acquis. Le climat est anxiogène.
Chez les économistes, une interrogation est omniprésente, que ce soit à propos de l’Europe ou des États-Unis où elle semble paradoxale. Sommes-nous à la veille d’une récession ? Leur réflexion est alimentée par la faiblesse de la croissance et de l’inflation en Europe. Aux États-Unis, ils craignent que la croissance actuelle ne soit qu’un feu de paille qui s’éteindra quand les mesures de relance de Donald Trump auront produit tous leurs effets. En Europe, un même phénomène ne pouvant pas survenir en raison d’une politique budgétaire restrictive solidement installée et faisant rempart au développement des investissements. Résultat : les gouvernements ne sont pas en mesure de répondre positivement aux injonctions réitérées de la BCE d’accomplir leur part du travail de relance. Ni de profiter des taux obligataires très bas, comme le propose Olivier Blanchard, l’ancien économiste en chef du FMI qui fait campagne à ce sujet ayant sa parole libérée.
Dans ce contexte, les faits et gestes de la BCE sont attentivement scrutés. Quelles dispositions s’apprête-t-elle à adopter afin de prévenir une récession qui pourrait atteindre toute la zone euro, tellement celle-ci en est proche ? Les analystes attendent de connaître les modalités du programme LTRO III, grâce auquel les banques vont à nouveau disposer de liquidités à très bas prix. Au risque qu’elles les consacrent prioritairement à la spéculation financière. Et il n’est pas exclu que les achats de titres obligataires sur le second marché puissent reprendre. L’incertitude domine, d’autant plus que la succession de Mario Draghi se joue simultanément, et qu’il est craint que le nouveau président de la BCE ne fasse pas comme son prédécesseur preuve de la même souplesse et créativité, forçant lorsque nécessaire les décisions.
L’intérêt que les analystes de la BCE portent au concept de « déprime » économique et de « passage à vide » (si l’on cherche une traduction adéquate à « soft patch ») est à relever. Le dernier bulletin économique de la BCE contient une savante étude destinée à le définir afin d’analyser la période. Cet état est caractérisé comme affichant un taux de croissance trimestriel inférieur à la moyenne des deux précédents. Tout est une question de définition ! Mais cela nous renseigne-t-il vraiment sur l’éventuelle venue d’une récession ? Ce « passage à vide » peut-il prétendre à une relative stabilité ?
Le moral n’est nulle part au beau fixe. Moins en raison d’inconnues qu’à cause de deux certitudes : une nouvelle crise aigüe est inévitable et notre environnement est en voie de détérioration accentuée, notre planète est atteinte du fait de notre propre activité. Dans les deux cas, rien ne semble pouvoir y faire obstacle, car cela supposerait des remises en cause inconcevables tant du point de vue des idées que des privilèges acquis. Il n’y a pas de quoi rêver.