Depuis sa table de poker quand il n’est pas sur son parcours de golf favori, Donald Trump poursuit sa partie avec la ferme attention d’être réélu, son objectif affiché. Et il passe d’une cible à une autre, selon son bon vouloir, afin de montrer qu’il est plus que jamais le patron, assis sur la puissance financière et militaire américaine.
Ayant suscité de claires réserves dans les milieux économiques américains, il a été conduit à réduire la pression sur la Chine, avec laquelle les négociations se poursuivent. Trop étroitement lié, le sort des deux pays réclame un compromis qu’ils continuent de rechercher. Afin d’alimenter une tension internationale grâce à laquelle il campe son personnage, le moment de l’Europe n’est pas encore venu. Il le prépare avec gourmandise, conscient de la faiblesse et des divergences d’intérêts de ses membres. Se retourner en attendant vers l’Iran est donc un objectif tout trouvé.
En fermant totalement le robinet des exportations pétrolières iraniennes sans avoir procédé à une quelconque concertation préalable, Donald Trump va cette fois-ci au-devant des intérêts des producteurs de pétrole de schiste américain, qui ont besoin d’une augmentation du prix du pétrole afin de conforter la rentabilité comparée de leur production. Et, en s’attaquant à l’Iran, il contente ses alliés saoudiens et israéliens, en défense de sa politique moyen-orientale musclée destinée à prendre la suite des fiascos irakien et syrien. Le tour de l’Europe, ce morceau de choix, peut donc attendre.
Pour la Chine, l’Inde et la Turquie, principaux clients pétroliers de l’Iran, les conséquences sont rudes. Mais elles sont bien plus importantes en Iran, où une récession sévère sévit et l’inflation est galopante. De l’aile dure du régime ou de son secteur libéral, qui va en tirer profit ? L’expérience montre que ce sont rarement les partisans de l’ouverture qui bénéficient des mesures de rétorsion internationales. Cela ne contrarie pas nécessairement le président américain, qui a lui aussi besoin de son « Grand Satan ».
L’économie mondiale, déjà atteinte par la faiblesse de sa croissance, enregistre depuis le début de l’année une hausse du prix du pétrole de 33% destinée dans ces conditions a se poursuivre.
Ne jamais acculer un chat dans un coin !
Maintenant, les Iraniens ont tout intérêt à relancer massivement leur programme pour obtenir la Bombe au plus vite. Naturellement l’Arabie Saoudite ne saurait tolérer une telle situation et devra acquérir également l’arme nucléaire pour maintenir son statut régional (mais elle, elle peut se l’acheter. Espérons que Le Drian a déjà préparé le terrain !)
J’aime beaucoup cette planète.
Medellín, le 4 mai 2019
Veuillez me permettre de citer Immanuel Wallerstein en 2016:
Commentaire no 417, 15 Janvier 2016
« La coopération irano-saoudienne : une histoire oubliée »
Le 2 janvier 2016, le gouvernement sunnite du royaume d’Arabie saoudite exécutait le principal dirigeant de la communauté chiite du pays. Le gouvernement iranien, chiite, dénonçait cette mise à mort, comme l’ont fait d’autres gouvernements partout dans le monde, et annonçait qu’il en tirerait les conséquences. L’escalade verbale ne s’est dès lors plus arrêtée et les grands dirigeants de ce monde et les médias ont parlé de la possibilité d’un affrontement direct entre l´Arabie saoudite et l’Iran. La tentation est grande chez presque tout le monde de présenter ces tensions dans les termes d’un clivage religieux, aux racines très anciennes, entre sunnites et chiites, clivage qui définirait la situation actuelle entre ces deux branches de l’islam.
Tandis que de part et d’autre, on semble résister à la perspective d’une confrontation militaire directe, les guerres qui font rage en Syrie et au Yémen sont menées par des groupes à travers lesquels Saoudiens et Iraniens s’affrontent par procuration. Les combattants présents sur les théâtres d’opération en Syrie et au Yémen ne semblent pas disposés à encourager quiconque à se comporter en médiateurs quasi-neutres. Les groupes présents dans ces deux pays éprouvent une telle méfiance les uns envers les autres qu’ils semblent considérer une médiation comme une solution non viable. Une telle situation complique énormément, voire rend impossible, la recherche d’une stratégie pour combattre efficacement un Etat islamique toujours puissant et étendu que les Etats-Unis (et d’autres) ont déclaré priorité numéro un.
Nous avons la mémoire tellement courte que nous avons complètement oublié que l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite furent jadis de proches partenaires géopolitiques. Inutile de remonter bien loin.
Il faut revenir à la création du royaume d’Arabie saoudite en 1932 lorsque l´Iran reconnut alors le nouvel Etat. Cette décision diplomatique fondamentale eut pour conséquence d’entraîner un vaste mouvement d’acceptation de l’Arabie saoudite au sein de la communauté des Etats souverains. La période la plus intéressante est celle des années 1960 lorsque les compagnies pétrolières du monde entier décidèrent, sans prévenir et unilatéralement, de réduire les prix qu’elles étaient prêtes à payer pour le pétrole brut. Le gouvernement vénézuélien (pré-Chavez) suggéra une rencontre au gouvernement iranien (pré-ayatollahs), à laquelle furent également conviés l’Irak, le Koweït et l’Arabie saoudite, pour examiner s’il n’existait pas des façons de contrer cette attaque caractérisée contre leurs sources de revenus. Très remontés, ils accusèrent à la fois les grandes banques, les grandes compagnies pétrolières (les fameuses « sept sœurs ») et le gouvernement américain, considéré comme un appui à ces banques, sinon comme l’instigateur de leurs décisions.
Une réunion eut lieu à Vienne du 10 au 14 septembre 1960. Ces cinq pays créèrent l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et invitèrent d’autres pays à s’y joindre. Au fil du temps, certains franchirent le pas : l’Algérie, l’Angola, l’Equateur, l’Indonésie, la Libye, le Nigéria, le Qatar, les Emirats arabes unis et, enfin, le Gabon (qui, plus tard, s’en retira).
A ses tout débuts, l’OPEP n’était guère plus qu’un forum de discussion et d’échange d’information. Mais la défaite qu’Israël infligea, grâce au soutien décisif et public des Etats-Unis, à un certain nombre de pays arabes lors de la guerre du Kippour en 1973 changea la donne. Comme mesure de rétorsion, l’OPEP décréta un boycott pétrolier mondial. L’Arabie saoudite et l’Iran furent les instigateurs de cette proposition. Que l’OPEP pût s’engager dans des actions militantes était quelque chose qui avait déjà été proposé par des membres plus « radicaux » de l’organisation. Mais jusqu’en 1973, une telle idée ne recueillait le soutien ni de l’Arabie saoudite, ni de l’Iran. Or ces deux Etat étaient considérés comme étant les plus proches des Etats-Unis. Leur changement de position, effectué de concert, marqua donc un tournant dans l´histoire de l’organisation pétrolière.
Remarquons ici un fait central sur le plan géopolitique. L’Arabie saoudite et l’Iran coopérèrent directement. Il n’était pas question de rivalité millénaire entre sunnites et chiites. Au contraire, il était question de collaboration. Et cela fonctionna. A partir de là, les prix mondiaux du pétrole connurent une hausse spectaculaire qui profita aussi bien à l’Arabie saoudite qu’à l’Iran.
En 1974, des militants de la cause palestinienne, emmenés par le terroriste « Carlos », prirent d’assaut une réunion des ministres du pétrole de l’OPEP à Vienne. « Le Chacal » menaça d’abattre plusieurs ministres, notamment le ministre iranien du pétrole. Les otages furent finalement libérés. Mais comment et à quel prix ? Le fin mot de l’histoire n’a jamais été très clair. Il existe, toutefois, un détail crucial : quelqu’un paya la rançon du ministre iranien. Ceux qui ont enquêté sur l’affaire se sont forgé la conviction que ce quelqu’un fut le gouvernement saoudien lui-même au nom de son collègue iranien. Etrange attitude si l’on s’en tient à l’idée que ces deux gouvernements étaient seulement mus par des désaccords religieux.
Enfin, quel curieux moment que cette réunion en mars 2007 de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) à Riyad en Arabie saoudite. Le gouvernement saoudien invita très officiellement l’Iran à y être représenté. Le président iranien de l’époque, Ahmad Ahmadinejad, alors considéré comme le dirigeant du pays le plus virulent et intransigeant contre une quelconque relation avec le monde occidental, accepta l’invitation. Marque de considération exceptionnelle, le roi Abdallah d’Arabie saoudite l’accueillit en personne à l’aéroport et le monarque déclara voir en lui l’arrivée d’une « nation sœur ». La réunion ne déboucha sur rien de bien précis, mais là encore, elle fut le signe que les relations géopolitiques n’obéissent pas exclusivement à des considérations religieuses.
Pourquoi l’OPEP fut-elle capable de provoquer ce boycott et cette hausse des prix du pétrole en 1973 puis de nouveau en 1979 ? Qu’y avait-il de différent à cette époque au Moyen-Orient par rapport à aujourd’hui? Deux choses principalement. Les Etats-Unis étaient encore en 1973 ce qu’ils ne sont plus en 2016 : la nation qui dictait les évolutions géopolitiques décisives. Au final, tout le monde devait à l’époque plus ou moins s’adapter aux volontés des Etats-Unis.
D’un autre côté, la puissance géopolitique des Etats-Unis révélait un registre de pressions multiples. En donnant son imprimatur aux Israéliens dans la guerre du Kippour, Washington se devait de contrebalancer immédiatement ce soutien par des gestes dans l’autre direction pour, au moins, apaiser son allié décisif, l’Arabie saoudite. Nombreux sont ceux qui pensent que les Etats-Unis, en réalité, donnèrent leur feu vert à l’Arabie saoudite et à l’Iran pour lancer leur boycott. Outre de calmer ces deux pays, cette décision avait l’avantage pour les Etats-Unis, d’un point de vue économique, de renforcer leur position dans la compétition trilatérale avec l’Europe occidentale et le Japon.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? L’Arabie saoudite et l’Iran ont étroitement coopéré par le passé. Il n’est aucunement inconcevable qu’ils puissent de nouveau le faire dans un avenir relativement proche. Les désordres géopolitiques actuels sont considérables, et aucun analyste avisé ne devrait écarter la possibilité d’un tel revirement. La géopolitique pourrait bien encore l’emporter sur les différences religieuses. Ceci est peut-être d’autant plus vrai si l’on tien compte du sérieux déclin, relatif, de l’influence des Etats-Unis dans la région.
Par Immanuel Wallerstein
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