À force de rechercher au sein du système financier la petite bête, celle qui fera rebondir la crise et à laquelle on ne s’attend pas, une autre est négligée bien que visible comme le nez au milieu de la figure. Et pourtant, ce n’est pas faute d’alarmes lancées depuis des mois par le FMI, l’OCDE et des agences de notation.
En dix ans, l’endettement global, public et privé hors institutions financières, a été multiplié par 1,5. Les États y ont largement contribué, mais cela ne doit pas masquer la tendance lourde que représente l’endettement massif des entreprises. Selon l’OCDE, l’encours mondial d’obligations émises par des sociétés non financières a atteint un niveau record proche de 13.000 milliards dollars à la fin de 2018, soit le double du niveau atteint en 2008.
Le très faible niveau des taux du marché obligataire a incontestablement constitué une puissante incitation à cette frénésie d’émissions qui ne se dément pas. Mais à quoi ces liquidités recueillies à profusion servent-elles ? Pour moitié, selon les estimations, ces emprunts n’ont pas pour but de financer des investissements productifs, mais des fusions et acquisitions, des rachats par les entreprises de leurs propres actions et le payement de dividendes à leurs actionnaires. Et les entreprises concernées sont encore assises sur un matelas de liquidités dont elles n’ont pas l’usage immédiat. Mais il ne fallait pas laisser passer l’occasion !
En soi, le volume de l’endettement serait déjà problématique si une subite hausse des taux alourdissant son coût devait intervenir. Mais d’autres facteurs de risque et de vulnérabilité s’y ajoutent. La part des obligations de catégorie investissement de la qualité la plus faible est montée à 54 %, un pic historique, et les droits des détenteurs d’obligations ont en même temps nettement diminué. Et, dans un scénario catastrophe, des milliards de dollars d’obligations migreraient dans la catégorie spéculative en cas de choc, entraînant des cessions forcées et mettant sur le marché des masses de titres qu’il faudrait absorber.
Cela ne s’arrête pas là. Les inquiétudes se cristallisent à propos des prêts dits « à effet de levier », que l’on trouve principalement aux États-Unis. Leur montant est estimé 1.300 milliards de dollars et leur mécanisme a pour effet de multiplier les profits… ou les pertes. À tel point que Janet Yellen, l’ex présidente de la Fed, a évoqué un « risque systémique ».
Circonstance aggravante, une partie de ces prêts est titrisée, rappelant les circonstances qui ont préludé à la catastrophe financière il y a dix ans, et tout est à l’avenant. D’après Standard & Poor’s, 80 % des prêts à effet de levier utilisés par les fonds de capital investissement ne comportent que peu de clauses protectrices (les « covenants »), voire pas du tout. D’une manière générale, la qualité de crédit des emprunteurs a considérablement baissé au cours de la décennie. Et le poids des entreprises notées de BBB+ à BBB, qui pourraient rapidement rejoindre la catégorie spéculative à l’occasion de la prochaine récession, s’est considérablement accru. Mais que pèse tout cela aux yeux des investisseurs à la recherche de rendement et qui prisent ces titres ?
Est-on ou non devant une véritable bombe à retardement ? Tout dépendra de l’évolution des conditions d’emprunt. Pour l’instant, les banques centrales ont freiné leurs ardeurs initiales et cessé de remonter leurs taux directeurs. En connaissance de cause, peut-on penser.
La théorie de l’efficience du marché prend un sérieux coup de plus. À moins que l’on entende par-là la ténacité avec laquelle il poursuit, envers et contre tout, son ultime but le profit. Quitte à parasiter l’économie et à mener le capitalisme de crise en crise.