Dans la série rien ne va plus comme avant, c’est au tour du marché obligataire européen d’apporter ses nouveautés déconcertantes et de démentir les prévisions.
Une émission de 7 milliards d’euros de titres souverains français à échéance de trente ans a suscité une demande des investisseurs de 34 milliards. On ne s’étonnait pas d’un tel ratio de 5 tant que la demande était réservée aux émissions allemandes de même maturité; mais le phénomène est également apparu en Italie, dont les émissions à trente ans sont couvertes par ce même ratio, confirmant qu’il y a anguille sous roche.
Un petit retour en arrière aurait pourtant permis de le déceler lors des dernières émissions belges, autrichiennes et espagnoles, pour des maturités inférieures de 5 ou 10 ans. Le phénomène est donc général, quelles en sont les causes ? La décision de la Fed de cesser d’augmenter ses taux rendent les actifs en dollars moins attractifs, et les capitaux n’ont pas fui l’Europe. Un autre facteur a joué un rôle puissant, la rareté des titres allemands et néerlandais, étant donné le volume limité de leurs émissions sur le premier marché. Alors que le second marché est asséché par la BCE dont les achats de titres sont proportionnels au poids économique des pays de la zone euro et qui privilégie donc les titres allemands et néerlandais. La BCE détient ainsi 510 milliards d’euros de titres allemands et 414 milliards d’euros de titres français.
Une autre raison ne doit pas être oubliée, la masse des actifs financiers ne cesse de croître, ainsi que les transactions. Et la demande de titres réputés sans risque – ou par défaut à peu de risque – se renforce afin de les garantir. Dure est par conséquent la condition d’un investisseur qui veut minimiser son risque ! Les achats de titres obligataires porteurs d’un taux négatif sont là pour montrer les sacrifices qu’ils sont prêts à consentir pour y parvenir. La demande massive de titre serait-elle en proportion de la certitude qu’une nouvelle crise financière est inévitable ? Certes, on peut vivre avec, comme les habitants des villes construites près d’une faille sismique, non sans ressentir de temps en temps une pointe d’angoisse qui vient le rappeler.
Quoiqu’il en soit, nous sommes en plein paradoxe. Les foudres des marchés sont agitées pour quiconque ne respecterait pas des ratios d’endettement et de déficit pourtant à l’origine inscrits à la va-vite sur le revers d’une enveloppe et pourtant les investisseurs se ruent vers des titres à trente ans, ce qui n’est quand même pas demain. Qu’expriment-ils ? Une confiance aveugle dans la capacité des autorités politiques à rester vertueuses, après avoir bâti la fiction de l’indépendance des banques centrales pour se protéger de leur comportement ? Leur croyance dans des normes comptables qui considèrent sans risque les titres souverains contre toute évidence ? Ou tout simplement leur pragmatisme et le besoin, au pire, de minimiser leurs pertes ?
Au fil de la dernière crise italienne, lorsque l’adoption par la Commission du projet de budget 2019 était en question, les mêmes marchés ont manifesté une grande placidité comme s’ils étaient convaincus que tout allait s’arranger. À moins que ce ne soit plus prosaïquement afin de ne pas mettre d’huile sur le feu, pensant ne rien avoir à gagner si cela débouchait sur une crise de solvabilité de leur victime ! Car qui à l’époque avait intérêt à de fortes tensions sur le marché obligataire à part les dirigeants politiques à la recherche d’auxiliaires de justice ?
En situation de quasi-récession, l’Allemagne est à un tournant, devant constater que son modèle de développement reposant sur les exportations ne peut plus produire ses effets comme avant. En tirera-t-elle comme conclusion qu’une relance par les investissements est la nouvelle voie à suivre, dans un pays où les besoins sont notoirement importants ? Il est à craindre, au contraire, que les dirigeants allemands se raidissent sur leur position au prétexte de passer sans encombre le mauvais cap qui s’annonce.
Afin de rester dans les clous des traités sans trop couper dans les budgets sociaux, les gouvernements européens ont diminué les budgets d’investissement, une politique lourde d’effets à moyen et long terme. En ces temps d’interrogations sur la compétitivité, ce n’est pas le meilleur moyen de préparer l’avenir. Afin de financer dans les meilleures conditions une politique d’investissement européenne, le projet d’obligations européennes ressort à nouveau. Celles-ci, qui avaient comme avantage de bénéficier de bas taux d’intérêt, sont-elles toujours autant d’actualité ? Un obstacle, toujours le même, rend le projet illusoire : de tels titres représentent une mutualisation dont les autorités allemandes ne veulent entendre parler à aucun prix. Mais quel est le sens d’une maison commune européenne, si en son sein tout partage est proscrit ? Tous ceux qui ont prétendu quitter l’Union européenne, les Britanniques mis à part, ont eu droit au pilori. Mais ceux qui en bloquent la construction seront les principaux responsables de son échec.
Malgré tout, un projet baptisé pacte finance-climat européen propose de contribuer à une réallocation du capital, les promoteurs du projet, Pierre Larrouturou et Jean Jouzel, rappelant que sur « les 2.600 milliards d’euros de liquidités créés par la Banque centrale européenne entre 2014 et 2017 et mis à disposition des banques, seulement 11 % sont allés à l’économie réelle et 89 % sont restés sur les marchés financiers, ce qui alimente la spéculation ». Laissant de côté les points qui fâchent – et à ce titre insuffisant – il propose la création d’une filiale de la Banque européenne d’investissement, qui prêterait des fonds à des conditions avantageuses, et la création d’un fonds européen climat et diversité, qui allouerait des dons. Les choix relevant de la responsabilité d’un Parlement de l’Union pour le climat et la biodiversité. Le cimetière européen est hélas rempli de projets prématurément enterrés.