Emmanuel Macron, un président de et pour l’ancien monde

Par Jean-Michel Servet

La différence de générations entre le président français, 40 ans, et les deux journalistes qui l’ont interpelé pendant plus de deux heures trente le 15 avril dernier, Jean-Jacques Bourdin, 69 ans, et Edwy Plenel, 65 ans, aurait pu laisser penser qu’Emmanuel Macron incarnerait la jeunesse et ses deux interviewers l’ancien monde. Il n’en a rien été. Non seulement parce que le président portait cravate et les deux journalistes pas ; parce que ceux-ci n’ont jamais désigné le chef de l’État par son titre protocolaire ; ou encore parce que les symboles des drapeaux français et européen avaient été relégués en fond de décor. La différence tient surtout à la vision du monde économique et social portée par le président Macron. La différence de génération d’un état civil importe peu en matière d’idées.

Certes Emmanuel Macron prétend être moderne. Grâce à ses incantations incessantes quant à sa volonté de « faire bouger les choses », de « changer les esprits » porté par un mouvement qui serait « en marche » et qu’ Edwy Plenel a suggéré de rebaptiser « en force » au vu notamment de la réaction contre les « colères » de cheminots, de retraités, de zadistes ou d’étudiants. En fait (et bien souvent sans véritables concertations et négociations parce son élection et celle des députés de la majorité présidentielle le légitimeraient et parce que ce serait une nécessité et un bien), sa promesse est d’adapter le pays au monde de la « liquidité » dans presque tous les domaines ; pourvu que ceux-ci n’affectent pas les intérêts des plus nantis, pour lesquels le président préfère par exemple désigner par un euphémisme technique leur « évasion fiscale » comme une « optimisation fiscale ». Un monde notamment d’insécurité croissante pour les salariés qui seraient réduits à l’état de kleenex que l’on (re)jette régulièrement sur le « marché du travail » en fonction de la situation conjoncturelle et des carnets de commande ; sans imaginer une responsabilisation des employés dans la gestion même de ce qui est, de fait mais pas en droit, « leur » outil de travail. Cette vision de l’entreprise est rétrograde. Ne serait-ce en l’occurrence par les entraves mises à la reprise par ses salariés d’une entreprise proposée à la vente pas son propriétaire.

Pourquoi cet énarque de la promotion Senghor (2002-2004), ancien inspecteur des finances devenu banquier d’affaires, réduit-il le travail à des flux analogues à ceux des capitaux ? D’où vient sa volonté de faire disparaître tout ce qui peut apparaître comme des entraves à la circulation, telles les spécificités de statuts particuliers, notamment en matière d’embauche, de conditions de travail et de retraite ? La vertu serait celle d’un grand marché du travail dans lequel les employés devraient par leur formation être de manière incessante rééduqués pour se conformer à l’état fluctuant de la demande et devenir le plus parfaitement possible substituables les uns aux autres.

Cette prétendue modernité n’est sans doute qu’une réaction à la formation fortement étatiste qu’Emmanuel Macron a reçue en économie en tant qu’élève de l’ENA. C’est du moins ce que l’on peut retirer de la relecture d’un rapport rédigé sur les enseignements et la formation à l’ENA publié en 2004 et commenté par Bernard Zimmern pour la fondation iFrap en 2004 (L’enseignement à l’ENA 1953-2003 [http://www.ifrap.org/fonction-publique-et-administration/lenseignement-lena-1953-2003]). Une promotion Senghor qui à sa sortie de l’École avait demandé une réforme des enseignements pour que les énarques soient préparés à un monde qui ressemble … à celui dont rêve Emmanuel Macron en tant que président et avec lui tous ceux et toutes celles nombreux dans son entourage qui appartiennent à cette promotion Senghor de l’ENA.

Rien d’étonnant donc que l’ancien énarque passé au privé pense les relations économiques essentiellement à travers l’opposition/complémentarité entre Marché et État et qu’il veuille introduire ou développer dans tous les domaines les principes de la concurrence, y compris au sein du domaine public, par exemple en changeant le « statut des fonctionnaires » ou en faisant des cheminots des salariés comme les autres au sein d’une entreprise qui, dit-il, resterait publique ; mais une entreprise qui serait soumise à la concurrence en matière de circulation sur les mêmes rails de trains appartenant à différentes sociétés. Cette complémentarité entre Marché et État n’a rien d’une idée neuve puisqu’on la trouve déjà dans la Richesse des Nations d’Adam Smith. Contrairement à beaucoup d’idées reçues à l’encontre de ce dernier, il affirmait que les grands canaux et les grandes routes devaient appartenir à l’État car ces infrastructures d’envergure ne pouvaient pas être soumises à la concurrence d’autres voies. Celui que l’on désigne comme le père de l’économie politique, a aussi fortement critiqué la gestion du Bengale par la Compagnie des Indes, une société à capitaux privés. Il a dénoncé la surexploitation du pays et la famine même qui en a résulté. Faut-il rappeler que le néo-classique Léon Walras (1834-1910) était favorable à la nationalisation des chemins de fer et même des terres… pour que la concurrence puisse s’exercer par ailleurs.

Cette opposition/complémentarité essentielle dans la pensée présidentielle entre Marché et État fait que l’environnement (une question absente de l’interview du 15 avril) est bien reconnu. Mais il n’apparaît que comme un bien public. En conséquence, la notion, pour le coup moderne, de « commun » semble totalement ignorée. Cela explique l’opposition très forte des zadistes de Notre-Dame des Landes aux injonctions du gouvernement de ne déposer que des projets dits « individuels ». Pendant les années d’occupation des terres, sont nées des innovations, non seulement écologiques mais aussi sociales et politiques comme l’a souligné Edwy Plenel lors d’une interview, qui a souvent ressemblé à un débat entre les deux journalistes et le président. Ces innovations ont mises en pratique la théorie des « communs ». Qu’entendons-nous par là : un groupe institue une communauté (elle peut se situer à des échelons variables ; elle est ici locale) qui fixe ses modes de fonctionnement, notamment en réalisant une démocratie des parties prenantes. Elle a le souci de réguler un juste accès à une ressource et sa préservation.

Or, pour justifier la destruction des constructions lieux de ces projets et l’expulsion violente et répétée de leurs acteurs-occupants le président a invoqué l’exercice du droit de propriété. Or, il s’agit d’une propriété publique, puisque les anciens propriétaires avaient été expropriés en vue de construire le nouvel aéroport de Nantes. Ce qui est devenue une propriété de l’État se trouve ainsi assimilée à une propriété privée. Chaque citoyen se trouvant, selon le président, en quelque sorte spolié par cette occupation par des zadistes dépourvus d’un droit de propriété. On peut remarquer que, dans de nombreux domaines, comme celui des concessions autoroutières, l’État français a naguère su créer les conditions permettant aux gestionnaires des autoroutes de perpétuer leurs droits et prélèvements empêchant que leur accès devienne gratuit pour tous. Quand la volonté politique existe, la puissance publique et les juristes ont l’imagination qu’il faut.

Certes les anciens propriétaires expulsés du fait du projet de construction d’un nouvel aéroport à Nantes pourraient demander en justice une restitution de leurs biens fonciers. Mais il suffirait que l’État déclare un nouveau projet à caractère collectif support d’une gestion de projets agricoles, artisanaux, touristiques, etc. alternatifs pour que la cession à la puissance publique devienne irréversible. En défendant implicitement une possible restitution et un retour à une propriété privée des terres de Notre-Dame-des-Landes, expropriées pour cause d’utilité publique, le président Macron nie l’utilité des projets qui ont été développés dans cet espace devenu un temps libre et qui n’appartiennent en rien à son imaginaire. Mais il s’inscrit dans un temps de restauration. En 1825 fut adoptée la loi dite du « milliard des émigrés », une rente de 3 % payée par l’État, pour indemniser les émigrés « spoliés » par la confiscation et la vente de leurs biens fonciers trente ans plus tôt sous la Révolution. Une loi fortement contestée par le nouveau monde de la post-Révolution. Un contexte financier bien saisi par Honoré de Balzac dans Madame Firmiani et par Stendhal dans Armance.

Peut-être pourrait-on suggérer à un des conseillers politiques du ci-devant maire de Lyon devenu ministre de l’Intérieur de lire l’article « Traboule » du fabuleux Dictionnaire des Communs paru en 2016 aux Presses Universitaires de France. À partir de cet exemple lyonnais il pourrait rédiger un résumé et l’envoyer à l’un des conseillers économiques du président de la République. En modernisant effectivement pour le coup sa façon de penser et de voir, celui-ci pourrait découvrir dans ce texte comment une fraction d’une propriété privée a pu recevoir quelques caractères d’un commun en articulant de façon intelligente privé et public et ceci afin de maintenir la traditionnelle libre circulation des piétons d’une rue à l’autre à travers les immeubles des pentes de la Croix-Rousse et de la rive droite de la Saône. Faut-il rappeler que les traboules lyonnaises ont grandement favorisé le déplacement des résistants durant la Seconde Guerre Mondiale et l’occupation de la ville par les troupes allemandes. Est-il besoin de rappeler qu’en certaines circonstances, toute résistance n’est pas un passé à stigmatiser. Mais elle peut se révéler quelques temps plus tard une véritable expression de la modernité.

 

 

6 réponses sur “Emmanuel Macron, un président de et pour l’ancien monde”

  1. Macron prenait-il un gros risque ? A l’assemblée, il n’y a pas de « groupe Bourdin » ni de « groupe Plenel ».

    Dans le reste de la France, dans l’opinion publique, le souvenir de Hollande a eu le bon goût de se faire raviver par son bouquin fumeux, et ceux qui ne voient pas le mépris de classe venir « en force » ont pu se réjouir que le corps du roi n’était plus mollasson. Tant qu’on ne touche pas trop à leur position (dans les 19% coincé entre les 1% et les 80%) ils se contenteront de cela, … du moins tant que la nouvelle génération ne se sentira que « moyennement gênée » dans l’accession aux joujoux des baby-boomers.

  2. Notre Président élu dans des conditions particulières mais conforté par les résultats des législatives se croit tout autorisé et n’hésitera pas à favoriser ceux qui lui ont permis d’accéder à ce niveau.
    Il répète sans cesse qu’il assume sa politique – même si elle est injuste- à l’instar de la dette de la SNCF qu’il peine à faire reprendre par le donneur d’ordre : l’Etat.
    1 millard 500 millions d’euros d’intérêts à l’année, cela représente … 2853 euros à la minute versés aux banques créancières soit plus de 4,1 million d’euros d’intérêts versés par 24 heures. Le capital n’étant pas remboursé et la dette augmentant de 3 milliards par an.
    Et lorsque le statut juridique de la SNCF sera modifié, il est prévu que les taux se tendent au vu de la distanciation avec l’Etat.
    Pas belle la vie ?
    Il assume … et les autres paient.
    Jackpot pour les uns et désespoir pour les autres.

  3. Le danger avec le « communes libres de … », c’est qu’elles enferment dans un sentiment de confort et d’entre-soi, au détriment d’un contact quotidien avec le reste du monde (lire ou relire « L’Algarabie » de Semprun).
    Je conseillerais donc aux Zadistes de prendre leur ZàD pour ce qu’elle a été : un moment fort et finalement victorieux de leur existence. Puis de passer à autre chose (les autres choses ne manquent pas).
    La ZaD comme un moyen, pas une fin en soi.

  4. « un président de et pour l’ancien monde »

    Notre Président ne fait pas partie des conservateurs en ce sens qu’il ne prétend pas, comme le fait très souvent la droite extrême ou traditionnelle, restaurer les choses telles qu’elles étaient avant. Lui ne dit pas et ne sous entend pas que c’était mieux avant.

    Ce qu’il prétend réaliser – de gré ou de force, contre les habitudes prises après la seconde guerre mondiale – c’est l’adaptation de la France au capitalisme mondialisé.

    Même si depuis Pompidou les présidents s’y sont plus ou moins essayés, aucun d’entre eux n’est parvenu à faire aussi bien que Mme Thatcher en Grande-Bretagne ou Gerhard Schröder et son agenda 2010 en Allemagne.

    Ce qu’a entrepris Macron est bien sur totalement incompatible avec les réalisations et les projets des zadistes: ils ne se contentent pas, comme le font souvent ceux qui s’opposent à lui, d’essayer de limiter les dégâts. Ils proposent de suivre une voie radicalement différente.

  5. Une chose à ne pas oublier eut égard à l’état civil du PR, le temps devant lui après le Quinquennat. Quel CV !!! et quel carnet d’adresse, on vas se le disputer à millions. Plus il aura de trophés à son mur (Les cheminots Français imaginez le respect suscité dans ce milieu là!!) et plus il sera courtisé. C’est bel est bien lui et seulement lui qui est en Marche vers un poste à côtés duquel ses années de vie au palace de l’Elysée feront office de période d’ascèse.

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