Billet invité.
La Chine ne fait plus rêver depuis longtemps sur le mode de la Révolution culturelle de Mao, mais en raison de l’immensité du marché qu’elle représente. Et aussi parce qu’elle est, à sa grande échelle, un terrain de déploiement des nouvelles technologies et d’anticipation de la société de demain.
On sait déjà que le gouvernement chinois a inscrit à son 13ème plan quinquennal la création d’un « système de crédit social » qui vise à référencer la population dans une gigantesque base de données, mettant à sa disposition un outil moderne utilisant les technologies numériques en vue de placer la société toute entière sous surveillance. Sous prétexte de « notation » des individus ainsi que des institutions, des associations et des entreprises, un système de notation du « crédit social » a commencé à être mis en place.
Le démarrage du projet prend appui sur une coopération instituée avec les huit géants chinois des réseaux sociaux et du commerce électronique. Le principal d’entre eux, Alibaba, dispose déjà d’une base de données de 400 millions de clients, et la Banque centrale chinoise détient les données financières de 800 millions de Chinois, dont l’historique de crédit de 320 millions d’entre eux.
Un tel système sera en mesure d’offrir sur demande, grâce aux outils d’exploration et d’analyse des bases de données du data mining, des descriptions de la société et des profils types, mais aussi de prévoir les comportements collectifs ou individuels afin de si nécessaire récompenser ou punir. Dans le genre instrument de contrôle mégalomane, les dirigeants chinois n’ont pas pris de retard [P. J. : le même système existe déjà aux États-Unis depuis 1997].
Confluant avec le « système de crédit social », le paiement électronique par téléphone mobile est en pleine expansion dans les mégapoles chinoises, là où est concentrée l’activité économique, à un rythme tel que certains y prédisent la disparition de l’argent liquide à échéance des dix ans à venir. La vigueur du commerce électronique n’y est pas étrangère, sous les auspices de deux géants du paiement mobile, Alipay, du groupe de commerce électronique Alibaba, et WeChat Pay du groupe Tencent. Les paiements en liquide devraient tomber en valeur de 60% en 2010 à 30% en 2020, selon l’alliance Better Than Cash (Mieux qu’en Liquide), les Chinois étant passés d’autant plus vite à ce type de paiement avec leur téléphone que les cartes bancaires n’ont pas eu assez de temps pour s’implanter.
Cette alliance, dont le secrétariat est assuré par une agence de l’ONU, l’United Nations Development Capital Fund, a été fondée par la Fondation Bill et Melinda Gates et regroupe notamment la banque américaine City, Mastercard, Visa inc., Omidyar Network (qui finance The Intercept, où écrit Glenn Greenwald) et l’USAID (l’agence américaine pour le développement) – aux côtés de nombreux gouvernements. Un drôle de mélange destiné à promouvoir « l’inclusion financière numérique » afin de contribuer à « la croissance inclusive », terme utilisé lorsqu’est visée la croissance d’une économie à fort taux d’emploi et favorisant la cohésion sociale et territoriale. Le tout en référence au document publié en 2016 par le G20 qui en décrivait ses principes comme représentant la nouvelle voie royale du développement.
Les explications données par le groupe suédois de prêt à porter H&M, la première marque mondiale à rejoindre l’alliance, illustrent mieux ses objectifs : « la numérisation des paiements, lorsqu’elle est envisagée de manière responsable et en adéquation avec les besoins des consommateurs, peut permettre au groupe H&M de renforcer sa base de fournisseurs et de contribuer à ériger un secteur agricole durable et productif, dont la promotion est au cœur du Programme de développement durable. »
Le groupe s’appuie sur une étude réalisée auprès d’usines de confection du Bangladesh qui ont abandonné le paiement des salaires en liquide pour adopter des moyens numériques. « L’analyse montre que cette transition vers le paiement numérique permet aux usines d’économiser environ 750 heures de production par mois, car les travailleurs passent plus de temps sur la chaîne de fabrication, et de réduire leurs coûts de plus de 85 pour cent en l’espace de deux ans grâce à un modèle hybride alliant argent mobile et compte en banque. Dans le même temps, l’économie numérique favorise l’inclusion financière en attirant les travailleurs jusque-là non bancarisés dans le système financier formel et renforce leurs aptitudes financières. » De quel renforcement s’agit-il ? De leur nouvelle capacité à demander un prêt, le second objectif final de cette inclusion après la réalisation d’économies pour l’entreprise. Le tout sous couvert de s’appuyer sur les femmes, plus responsables que les hommes en ce qui concerne la gestion de leur foyer, qui représentent 65% des 1,6 millions de salariés du groupe…
Les avocats de l’inclusion numérique sont sur les traces de l’économiste péruvien Hernando de Soto qui préconisait de faire des habitants des favelas de Rio des propriétaires afin qu’ils puissent apporter leur logement en garantie de prêts bancaires. L’illustrant autrement, Njuguna Ndung’u, un professeur associé de l’Université de Nairobi et ancien gouverneur de la banque centrale du Kenya, fait valoir en défense de cette politique que « la logique de l’accès aux services financiers est de permettre aux pauvres d’épargner et de construire une base d’actifs qui leur permet d’échapper au cycle de la pauvreté. Elle permet de créer un historique financier et de supprimer la nécessité de fournir une garantie en cas de demande de prêt, dont la non disponibilité est une barrière majeure à l’obtention de crédits dans des conditions abordables. »
Il n’y a décidément rien à faire, la vision dominante des programmes de développement reste entachée du même biais, visant à faire entrer dans la logique du système capitaliste ceux qui ont encore un pied dans l’économie informelle, comme si notre société était le modèle qu’il fallait inévitablement copier. En Chine, le contrôle social et l’inclusion financière vont de pair, le numérique est le champion de la traçabilité comme le démontre également la NSA américaine et ses consœurs dans le domaine de la surveillance. Et la cyberguerre, a déjà pris le tournant de la guerre de demain, avec le monde pour champ de manœuvre.