QUE FAIRE D’UNE DETTE ABYSSALE ? par François Leclerc

Billet invité.

Tels ces phénomènes inexorables et dérangeants que l’on affecte de ne pas voir, pour ne pas y faire face, la dette mondiale continue de croître. En 2014, elle pesait 286% du PIB mondial, selon Mc Kinsey qui l’avait sept ans auparavant chiffrée à 269%. Selon l’Institute of Internationale Finance, elle représente désormais 325% de ce même PIB… Les dettes publique et privée sont cumulées, car les distinguer n’a pas de sens à ce stade du constat : toutes deux sont des anticipations sur la richesse future et progressent plus vite que la croissance, il y a un indéniable vice de construction.

Deux évènements vont empirer la situation. Le gouvernement chinois a tenté de maitriser la décélération de la croissance de l’économie – conséquence de la diminution des exportations – en pratiquant une politique de relance par le crédit afin de rééquilibrer son modèle de développement en faveur de son marché intérieur. Selon l’Académie chinoise des sciences sociales, la dette globale atteignait 22.960 milliards d’euros fin 2015, soit 249% du PIB. La dette des particuliers représentait plus de 40% du PIB chinois, contre 28% cinq ans auparavant et pourrait au rythme actuel rapidement atteindre 70%, selon le cabinet GaveKal-Dragonomics.

De son côté, Donald Trump prévoit de simultanément réduire les recettes de l’État – en baissant massivement les impôts des entreprises et des plus fortunés – et d’augmenter les dépenses budgétaires en lançant un gigantesque programme d’investissement dans les infrastructures dont il n’a pas précisé le financement. Mais, à elle seule, la réforme fiscale amputerait les recettes du budget fédéral de 6.200 milliards de dollars sur la prochaine décennie, a calculé le Tax Policy Center, faisant sur la même période s’envoler de 36% la dette publique qui atteindrait 7.200 milliards de dollars, intérêts compris. Un effet qui n’aura plus rien à voir avec la comédie annuelle du déplafonnement de la dette, à condition toutefois que les membres républicains du Congrès, d’habitude si sourcilleux à ce sujet, mangent leur chapeau à l’ère Trump…

La dette enfle sans que cela soit freiné, l’Europe étant rivée à une politique destinée à stopper sa progression qui ne fonctionne pas. L’endettement de la zone euro n’était que de 85% du PIB en 2015, selon Eutelsat, mais de fortes disparités ont conduit la Commission à relever, à l’automne dernier, que la dette de nombreux pays membres – parmi lesquels la Belgique, l’Irlande, l’Espagne, la France, l’Italie et le Portugal – risquait de déraper dans les dix prochaines années. Paradoxe, la dette européenne est mieux contenue que l’américaine ou la japonaise, mais elle se révèle être le maillon le plus faible de la chaîne.

Comment se débarrasser d’une dette qui devient de plus en plus insoutenable, quand elle ne l’est pas déjà ? Le débat à ce sujet est peu avancé en Europe, là où il a le mérite d’exister, et où la question est pourtant l’objet d’affrontements en Grèce comme si cela ne concernait qu’elle seule. Les esprits ne voient pas si loin, obnubilés par l’euro qui symbolise dorénavant la politique d’austérité. Pourtant, seule l’intervention de la BCE tient le Portugal – le cas le plus flagrant d’insoutenabilité de la dette après la Grèce – le nez hors de l’eau. Entre le gouvernement socialiste minoritaire et ses alliés communiste et d’extrême-gauche qui le soutiennent, le débat publiquement engagé est appelé à se développer cette année, mais il reste portugais.

Pourtant, la politique des autorités européennes ne tient pas la route, et c’est le FMI qui l’a dévoilé en excipant l’irréalisme des excédents budgétaires requis du gouvernement grec (1). Le Fonds avait auparavant reconnu que son estimation du « multiplicateur budgétaire » était erronée. Un tel constat d’irréalisme pourrait sans difficultés être élargi à d’autres pays, comme l’Italie, d’autant que la période est durablement marquée par de faibles taux de croissance et d’inflation qui n’aident pas au désendettement.

Ne pouvant se résoudre à entrer dans le vif d’une restructuration – dans le but de timidement assouplir leurs exigences pour s’en tenir à ce solde de tout compte – les autorités politiques ont reprofilé la dette grecque en diminuant ses taux et en allongeant ses délais de remboursement. Mais la diminution de la charge qui en a résulté ne rend toujours pas la dette soutenable, des limites au reprofilage vite trouvées étant imposées du fait que les capitaux prêtés ont été dans une large mesure eux-mêmes empruntés sur les marchés (2).

Une fois la référence aux hasardeux « effet multiplicateur » (3) et au reprofilage écartés, la restructuration ordonnée ainsi que la monétisation restent seules en lice. Selon une variante de cette dernière option, les banques centrales pourraient acheter la dette dont elles garderaient les titres à leur bilan, les échangeant ensuite contre des titres de dette perpétuelle sans intérêt, évitant ainsi d’avoir à constater des pertes.

La monétisation de la dette a ses fervents partisans, Adair Turner en a pris la tête et une longueur d’avance en s’appuyant sur le cas du Japon, dont la dette diminue en raison des achats annuels de 80 milliards de yens de la Banque du Japon qui représentent le double des émissions gouvernementales de nouveaux titres dans la même période. Mais l’on ne voit pas ce mécanisme adopté aux États-Unis et en Europe. Il a l’avantage – au prix d’une nouvelle incursion dans les territoires inconnus, faisant suite aux taux négatifs – d’escamoter purement et simplement la dette, afin que les affaires puissent ensuite reprendre comme si de rien n’était, permettant en particulier la relance de la machine qui la produit. Nous sommes désormais habitués à de telles propositions iconoclastes, comme l’a été celle de l’Helicopter Money qui fait l’impasse sur la distribution inégale de la richesse tout en prétendant y remédier le temps d’une relance, mais décidément la monnaie est mise à toutes les sauces, surtout quand les solutions alternatives sortent du cadre capitaliste.

Dernière option, l’effacement partiel de la dette européenne publique se heurte à sa large détention par la BCE et les banques centrales nationales de l’Eurosystème, imposant de revenir sur son précédent transfert du privé vers le public. En application du schéma du FMI selon lequel un tribunal international serait amené à arbitrer toute restructuration, protégeant ceux qui doivent l’être pour charger des pertes les autres. Après avoir été enfouie dans un tiroir, l’en ressortir permettrait de poursuivre la démarche là où elle avait été laissée.

La restructuration ordonnée de la dette publique nécessite de distinguer les créanciers afin de différencier leur sort, et c’est pour cette raison que passer devant des juges s’impose afin que leurs jugements deviennent indiscutables, la dette pouvant être jugée illégitime. L’endettement répond à des emplois très différents, finançant aussi bien les investissements que les déficits budgétaires. Pays par pays, elle peut être ventilée selon différentes approches, selon son usage mais aussi ses détenteurs. C’est au terme d’une telle analyse que les principes et les modalités de la restructuration d’une dette donnée pourraient être adoptés par une instance internationale spécialisée.

Elle n’aurait pas comme unique objet de soulager les finances des États d’une charge qui va s’accroissant. Elle conforterait aussi la soutenabilité de la dette souveraine résiduelle et la renforcerait dans son rôle de collatéral, ou bien lorsque sa détention conforte les fonds propres des établissements financiers. La dette n’est donc pas en soi une calamité, tout est question de proportion et de répartition, comme pour la richesse !

Selon l’économiste autrichien Markus Schuller, le capital mondial représentait 512.000 milliards de dollars en 2015, dont un peu plus d’un tiers constitué de créances publiques et privées. C’est sept fois le PIB mondial, estimé à 74.000 milliards de dollars. De telles données permettent d’appréhender le montant de la cure d’amaigrissement du système financier qui résulterait d’une opération de restructuration effaçant une part des créances publiques.

La perspective d’une telle opération semble lointaine, mais des étapes intermédiaires pourraient être envisagées. Ce qui a d’ailleurs débuté, d’une certaine manière : un groupe de travail du FMI étudie actuellement la possibilité d’insérer des clauses d’action collective dans l’énorme stock existant de titres de la dette qui en sont dépourvus. L’objectif est d’empêcher que dans l’avenir des hedge-funds fassent obstacle à toute restructuration, n’étant pas juridiquement liés par de telles clauses qui imposent à tous les créanciers d’accepter une restructuration si une majorité qualifiée d’entre eux en a décidé ainsi. Cela a dernièrement été le cas avec la dette argentine.

Convenons-en, une telle solution ne pourra intervenir que lorsque le poids de la dette sera devenu si lourd que plus rien d’autre ne sera envisageable. Ce moment est-il si lointain ? Une conférence internationale extraordinaire sur le mode de celle qui s’est tenue à Bretton Woods en 1944 sur les questions monétaires pourrait en être l’occasion. Pour faire bonne mesure et tout mettre à plat, elle réformerait également le système monétaire international.

Une question mérite cependant d’être posée : le capitalisme dispose-t-il en lui-même du ressort nécessaire pour procéder à une telle refondation ? Après un départ en fanfare, il n’en a jusqu’à maintenant pas donné le signal, ce qui peut laisser présager d’un avenir chaotique…

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(1) Si l’on prend le cas du Japon, son déficit budgétaire primaire de 6 % du PIB en 2014 devrait être transformé d’ici 2020 en un excédent de 5,6 %, puis maintenu à ce niveau, si le gouvernement veut en 2030 ramener sa dette nette au seuil de 80 % du PIB. Adair Turner a effectué ce calcul dans le cadre d’une démonstration par l’absurde, un tel objectif condamnant le pays à une profonde récession permanente…

(2) Ce mécanisme permet aux banques créditrices de gagner de l’argent sur les crédits accordés à la Grèce pour combattre les effets de leurs propres turpitudes…

(3) Arnaud Montebourg, candidat aux primaires de la gauche française, se réfugie magistralement derrière lui pour se défendre de tout dérapage des finances publiques.