UN TOURNANT BIEN TROP TARDIF, par François Leclerc

Billet invité.

Quel chemin le démantèlement de l’Europe, déjà bien engagé avec le Brexit, pourrait-il prochainement emprunter ? Joseph Stieglitz pronostique que l’Italie est bien partie pour quitter la zone euro, tandis qu’il est parfois entendu préconiser que, dans l’intérêt bien compris de tout le monde, ce serait à l’Allemagne de s’en détacher.

Dans l’immédiat, les chroniqueurs du Brexit soulignent que les dirigeants européens sont unis sur une ligne dure vis à vis des Britanniques, afin d’éviter que ceux-ci donnent un mauvais exemple. Visant le refus hongrois d’accueillir des réfugiés, Jean-Claude Juncker, a aussi adressé une mise en garde : « c’est le début de la fin si la règle fixée, démocratiquement élaborée, n’est plus respectée par les États membres ».

Mais le statut quo n’est pas possible, et c’est tout le problème. Les vices de construction de la zone euro ont fini par produire leurs effets et, confrontés à ceux-ci et face à leurs échéances électorales, les dirigeants européens sont à bout de souffle. Une relance européenne est hors de portée. Le moteur franco-allemand a calé, et celui à trois temps avec l’Italie ne parvient pas à démarrer.

Manuel Valls, le premier ministre français, a rompu un tabou en déclarant vendredi dernier, sur la même tribune que Jean-Claude Juncker : « je pense qu’il nous faut porter une vraie politique de croissance, qui ne peut pas se résumer aux seuls enjeux de compétitivité. Je sais que c’est un point de désaccord fort avec notre grand partenaire allemand, mais je l’assume. » Il a poursuivi, visant l’Allemagne : « la France a réduit son déficit et a mis en œuvre de difficiles réformes qui lui permettront de mieux profiter de la reprise. Mais, nous le disons depuis le début, les pays en excédent doivent desserrer la contrainte ». L’audace de Manuel Valls a ses limites, ne pouvant concevoir une autre politique mais réclamant seulement son assouplissement.

À Washington, les excédents commerciaux de l’Allemagne ont été une fois de plus pointés clairement du doigt par les États-Unis et le FMI, s’attirant à nouveau une fin de non-recevoir. Crispé sur sa ligne de défense, excluant toute relance budgétaire, Wolfgang Schäuble a sèchement répété « l’Allemagne s’en sort bien économiquement parce qu’elle respecte les règles qui ont été fixées en Europe ». Pas question, en tout cas, d’appliquer à l’Allemagne les pénalités pour excédents commerciaux excessifs prévues elles aussi dans les Traités…

Moins visible, une partie de bras de fer est entamée entre le gouvernement allemand et la BCE. Celle-ci a engagé une politique de taux négatifs avec pour objectif de faire pression sur les banques afin qu’elles se décident à nettoyer leurs bilans. C’est un préalable à toute relance, est-il finalement admis sans le clamer, tout ayant été essayé. Le Japon ayant donné l’exemple à ne pas suivre, l’Europe ne doit pas suivre son chemin et ses banques doivent cesser de surévaluer leurs actifs afin de prétendre qu’elles sont suffisamment capitalisées. Longtemps différée, une opération vérité doit être enfin engagée, quitte à ce qu’elle soit étalée dans le temps. Le Comité de Bâle y pousse de son côté en proposant d’encadrer la valorisation des actifs, suscitant une vive réaction car cela appuie où cela fait mal.

La politique de la BCE a des effets collatéraux particulièrement importants en Allemagne en réduisant le rendement des fonds de pension et en déstabilisant à terme les compagnies d’assurance. Tout le secteur des caisses d’épargne, qui draine l’essentiel des dépôts, croule sous une centaine de milliards d’euros de ceux-ci dont il ne sait pas quoi faire en raison des taux négatifs. Seule solution à terme, répercuter sur les déposants le taux négatif de la BCE vient de reconnaître leur association nationale… Or Francfort ne délivre aucun signe annonçant un changement de sa politique.

Dans les couloirs des réunions de Washington de la fin de semaine dernière, les banques américaines ne se sont pas privées de critiquer leurs consœurs européennes. Les taux négatifs ne devraient pas servir de prétexte aux banques européennes afin d’éviter de nettoyer leur bilan tenaient-elles comme discours. La brutale dégradation de la situation de la Deutsche Bank les a alertées, car elles sont souvent contrepartie de la banque qualifiée par le FMI de plus systémique du monde. Patatras ! le Financial Times vient de découvrir aujourd’hui que la BCE aurait donné un discret coup de pouce à la banque lors de ses derniers tests de résistance de l’été dernier, avec pour effet d’améliorer son ratio de fonds propres et de rassurer… cela ne va pas faciliter le rafistolage qui a commencé.

La politique européenne se voit désormais décerner un double zéro pointé. La réduction prioritaire du déficit public ne génère pas la relance escomptée, et le soutien les yeux fermés accordé aux banques se révèle en Italie et en Allemagne ne pas avoir payé. La poursuite du démantèlement de l’Europe est le prix à payer.