Billet invité.
Dans la foulée de la mondialisation, où prévaut la libre circulation de la monnaie et des marchandises, un nouvel épisode de la marche triomphale de nos sociétés vers toujours plus de progrès est en cours de concrétisation avec le développement de sociétés d’emmurés. Certains pour se protéger, d’autres pour y être enfermés.
Pour un Mur historique de tombé, combien ont été construits ? Pour mémoire, revenons sans l’épuiser sur l’inventaire des murs-frontières. Nulle région du monde n’est épargnée. De longue date, une zone démilitarisée sépare la Corée du Nord de celle du Sud, et il y a moins longtemps une ligne de démarcation a partagé Chypre. Gaza n’est pas en reste, ainsi que la Cisjordanie, où Israël a fait dans le gigantisme en construisant un mur de béton atteignant neuf mètres de haut pour contenir dans leurs réduits les Palestiniens. D’autres murs zèbrent la carte de l’Asie, ou s’y préparent. L’Inde s’est séparée du Bangladesh par le plus long mur du monde, ainsi que du Pakistan par une autre barrière de séparation. Ce dernier pays en a édifié une avec l’Afghanistan, afin d’empêcher les islamistes armés d’y entrer. Et la Thaïlande veut par ce moyen rendre infranchissable une partie de sa frontière avec la Malaisie, tandis que l’Ouzbékistan poursuit le même objectif pour prendre ses distances avec le Tadjikistan.
Ces derniers temps, les pays arabes ont multiplié la mise en service de barrières électroniques. Les Marocains avaient commencé dès 1980, en édifiant avec l’aide d’experts israéliens et américains le « mur des sables ». L’Irak implante une telle clôture pour détecter les infiltrations d’insurgés et d’armes provenant de la Syrie et de l’Iran. L’Arabie Saoudite s’en paye une autre destinée à prévenir les infiltrations provenant d’Irak, première étape d’un projet visant à ceindre les 9.000 km de frontières du royaume d’un système sophistiqué de radars, caméras infra-rouge et tours de surveillance. Les Émirats mettent en place une barrière avec Oman, afin de dissuader l’immigration clandestine, et le Koweït renforce la sienne avec l’Irak faite d’une clôture électrifiée et d’une tranchée. Disposant de moins de moyens, la Tunisie a engagé la construction d’un simple mur de sable à la frontière avec la Libye.
Les Américains et les Européens ne pouvaient être absents de cette compétition. Dans le cadre de sa campagne, Donald Trump prétend s’il est élu isoler l’Amérique du Nord de l’Amérique centrale en poursuivant la construction d’un mur tout le long de la frontière avec le Mexique, aux frais de ce dernier. Doit-on rappeler que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne s’est faite contre le principe de la libre circulation des personnes en son sein ? Et que les défenseurs de l’Espace Schengen prétendent le sauver en renforçant ses frontières, afin que celles qui ont été édifiées à l’intérieur pour stopper les réfugiés soient démantelées ? L’heure est au repli dans les têtes. Intériorisés, les murs qui y sont élevés sont les plus difficiles à démanteler.
Un nouvel épisode s’annonce, bien plus pernicieux, dans des contextes où les murs seront devenus inutiles, remplacés par un contrôle social beaucoup plus efficient. Si l’avènement de ce nouveau monde n’est pas inéluctable, devenant réalité il reléguerait la société décrite par George Orwell, devenu une référence incontournable, au magasin des antiquités. Gilles Deleuze avait dessiné le cadre dans laquelle cette nouvelle ère s’inscrirait en annonçant que « les sociétés de contrôle sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires ». Nous pouvons observer leur avancement.
L’heure est venue du Big Data et des objets connectés. 20 milliards d’entre eux devraient l’être à l’horizon 2020, selon les prévisions. Tout sera demain intelligent : les villes, les immeubles et les voitures. Et les objets seront aussi de la partie, est-il promis. De la montre au réfrigérateur, des lunettes au parapluie et aux vêtements.
L’anticipant, une ancienne technique, le « data mining », a été adaptée à l’extraction et au traitement des données provenant des objets connectés, « l’or noir de l’Internet » prédisent les spécialistes du marketing. Ils voient venir l’âge d’or de leur discipline, se préparant à disposer d’une gigantesque base de données des goûts et comportements des internautes. L’activité sociale de ceux-ci est déjà disponible sur Facebook, leur vie professionnelle sur LinkedIn, leurs goûts musicaux et littéraires sur Spotify ou Amazon et leurs opinions sur Twitter. Va s’y ajouter la masse des données récoltées de l’usage des objets intelligents dans la vie quotidienne.
Des algorithmes aux inévitables biais cachés vont en permettre le traitement, que l’on entend doter de capacités prédictives. Grâce aux progrès de l’Intelligence Artificielle, la robotisation ne va pas seulement raréfier la quantité de travail disponible, elle va évincer les humains de la prise d’un nombre de plus en plus grand de décisions en application des instructions de leurs concepteurs.
Comme l’a annoncé Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, « l’avancée des technologies de l’information annonce la fin de la vie privée ». Nous croyions qu’Internet était un espace de liberté et de gratuité – il est vrai de plus en plus encombré par le business – mais il s’est avéré avec les révélations d’Edward Snowden que cet espace civil est devenu un « outil de surveillance totalitaire », qui est « sous occupation militaire » pour reprendre ses termes. Avec comme aboutissement que « le Web s’est à tel point rapproché du monde réel que les deux sont désormais liés », annonçant que la traçabilité de chaque individu sera totale.
Des empreintes digitales on est déjà passé à l’analyse de l’ADN. Demain, les traces des activités, de nos goûts et de nos opinions seront stockées puis analysées, aux fins de marketing et si besoin de surveillance. Et nos objets usuels seront pourvus d’une adresse IP, comme les ordinateurs et smartphones. Pour ceux qui vivront dans le monde qui s’annonce, les murs seront superflus.
Les comportements déviants pouvant être pistés, la police de proximité sera mondiale via Internet. Prétendre y échapper en cryptant ses données ou en désactivant les puces des objets connectés reviendra à se signaler. Faisant l’objet d’une telle surveillance implacable – ou susceptible de l’être – il deviendra périlleux de dévier de la norme sociale, de bafouer les interdits et de mettre en cause l’ordre établi. Tout contrôle social ayant comme objectif de susciter la résignation devant l’impossibilité d’y échapper, le tour sera joué. Les révoltés seront bannis et rejetés derrière de grands murs lointains au nom de notre protection. Est-ce tant un scénario de science-fiction ?