Billet invité.
Deux épisodes de l’actualité méritent d’être rapprochés : l’offensive de la Commission européenne contre l’évasion fiscale d’Apple, et le coup d’arrêt mis aux négociations commerciales avec les Américains dans le cadre du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP).
Rompant avec des années de permissivité, lentement mais sûrement, la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager abat ses cartes avec pour objectif de récupérer des recettes fiscales dont les gouvernements européens ont besoin pour accomplir au moindre coût politique possible, leurs engagements de réduction de leur dette. En prévision des échéances électorales à venir, le leader du SPD allemand Sigmar Gabriel et François Hollande prennent leurs distances avec des négociations commerciales qu’ils ont largement soutenues.
Les causes de ces deux évènements sont donc fort différentes, mais elles reviennent à poser la même question : comment l’Europe doit-elle se situer dans un monde dominé par des grandes compagnies qui, si elles sont transnationales, n’en sont pas moins très souvent nord-américaines ?
Devant la perspective de recevoir 13 milliards d’euros (avant intérêts) d’Apple, en attendant que les procédures envers d’autres fautifs du même acabit aboutissent, le gouvernement irlandais du Fine Gael chancelle, placé devant un choix : va-t-il ou non faire appel de la décision de la Commission européenne comme le veut le Premier ministre, ainsi qu’Apple se prépare à le faire, ou va-t-il accepter cette manne tombée du ciel (6% de son PIB) qu’il est politiquement difficile de refuser ? Va-t-il prendre ses distances avec l’Union européenne dans le contexte actuel du Brexit, ou bien va-t-il opérer un revirement vis-à-vis des compagnies transnationales et cesser de jouer à leur égard le moins-disant fiscal européen ?
Quels partenaires privilégiés l’Irlande doit-elle choisir dans le monde d’aujourd’hui, les grands acteurs de l’économie mondiale ou une Europe qui se délite, un processus auquel l’Irlande pourrait à son tour contribuer ? Dans la presse irlandaise, les commentateurs sont divisés, les uns préconisant de préserver un système fiscal qui a attiré les investisseurs et créé de l’emploi, les autres d’intégrer un ordre international au sein duquel les transnationales ne peuvent être exonérées de leurs impôts.
On notera à cet égard l’attention accordée au dossier par le secrétaire au Trésor américain Jack Lew, qui a mis tout son poids dans la balance, en pure perte, pour obtenir un cessez-le-feu des autorités bruxelloises. On rapprochera également cette attitude de l’incapacité dans laquelle se trouve l’administration américaine de stopper l’exil fiscal des grandes entreprises américaines en achetant des sociétés à l’étranger pour déplacer leur siège social et ne pas rapatrier leurs bénéfices, une manœuvre qualifiée « d’inversion fiscale » que le Congrès républicain défend âprement.
Le TTIP n’est pas enterré, la poursuite des négociations qui patinaient est remise à plus tard, les élections passées des deux côtés de l’Atlantique. Mais le geste politique est dans l’immédiat commode, allant à la rencontre de l’hostilité grandissante – en particulier en Allemagne et en France – rencontrée par ces futurs accords négociés dans le secret, notamment en raison de l’adoption de la justice arbitrale à laquelle les états acceptent d’être soumis.
Les oppositions allemande et française dénoncent une manœuvre politique qui vise à faire adopter le CETA – l’équivalent du TTIP avec le Canada – rappelant que l’application de cet accord fera des filiales canadiennes des transnationales un Cheval de Troie en Europe, de la même manière, mais sous un autre mode, que l’Irlande s’est positionnée avec son régime fiscal privilégié.
Dans les deux cas qui nous intéressent, on se retrouve sur le même terrain de la définition des rapports entre les États et les transnationales. Ces dernières estiment venu le moment d’acter des accords les affranchissant de tout contrôle. Les gouvernements européens ont eux-mêmes initié ce mouvement en gravant dans le marbre d’un traité, des dispositions privilégiant le remboursement prioritaire de leurs créanciers privés.
Sans le crier sur les toits, une nouvelle configuration du monde, acte II d’une mondialisation largement accomplie, se prépare pas à pas et ne suscite qu’un tragique repli national rétrograde et inopérant.