Billet invité.
À leur tour atteintes par un mal indéfini, les obligations souveraines ne sont plus le placement de père de famille qu’elles ont si longtemps été. Cela a pu être tout dernièrement observé in vivo en Europe, où après avoir connu des taux négatifs inédits, le marché obligataire a effectué un brutal virement de bord, qui a en premier affecté les titres allemands avant de toucher par contagion tous les actifs défensifs, dont les titres américains, prenant les investisseurs à revers. Coup de torchon, onde de choc, vent de panique et même krach… toute la palette des grands mots a été utilisée dans les milieux financiers, où on s’est souvenu de l’épisode précédent de juin 2013 sur les titres américains et interrogé sur les chocs à venir.
Les faits sont là : le marché obligataire ne permet plus de se prémunir à 100% du risque dans un monde qui en même temps a besoin de davantage de collatéral sûr pour garantir ses transactions, et le manque de liquidité qui en résulte accentue les brusques mouvements qui interviennent. Ce n’est pas sans autres conséquences, vu la fonction de consolidation des fonds propres des établissements bancaires qui est assignée aux obligations souveraines. Vu aussi que l’usage était de les considérer exempts de risque lors des tests de résistance des banques.
Animés par le conformisme de rigueur, les analystes ne manquent pas d’expliquer la remontée inattendue des taux obligataires par le fait que les rendements bas sont de plus en plus en contradiction avec les signes d’une activité économique plus soutenue et des anticipations d’inflation plus élevées. Bref, comme si tout se préparait à rentrer dans l’ordre dans le meilleur des mondes. Mais Mario Draghi a été plus circonspect en énumérant pas moins de cinq causes possibles à ce phénomène, sans trancher. Certes, les deux premières rejoignaient les observations de ces analystes, mais il en rajoutait trois de possibles : la faible liquidité du marché, une volatilité faisant boule de neige, ainsi qu’une cause plus circonstanciée liée à l’admissibilité au programme d’achat de la BCE des titres allemands à courte maturité.
Mais si ce nouveau mystère vient s’ajouter à d’autres, au sein d’un système financier décidément déroutant, le président de la banque centrale a par contre fait part d’une certitude peu encourageante : il va falloir s’habituer à ce que le marché obligataire connaisse une volatilité qui ne lui était pas coutumière. Ce qui, indirectement, confirme que les titres souverains ne peuvent plus stabiliser le système financier comme auparavant, mais au contraire contribuent à le déstabiliser. L’endettement est devenu un problème après avoir été une solution, sans que l’on sache comment y remédier.
En creusant un peu, on trouve les hedge funds comme initiateurs de cet accès brutal de volatilité, dans un monde où la liquidité est très abondante et leurs moyens en conséquence. À l’affut d’une bonne affaire, ils auraient vendu en masse des contrats à terme (futures), dans l’intention de fermer ensuite leur position avant l’échéance. Le volume des échanges a ainsi brutalement doublé, entraînant dans leur sillage les investisseurs de toute nature. La volatilité enregistrée sur les titres obligataires sous-jacents avait entraîné une augmentation de la Value at risk (VaR) de leurs titres, incitant les investisseurs à s’en débarrasser, contribuant à la montée des taux, ce qui a entraîné un retournement général. Le système financier à sa logique… et ses victimes collatérales !
Fort de l’inquiétude ambiante, les banquiers ne se privent pas de se présenter comme les sauveurs et d’argumenter en faveur de l’assouplissement de leurs contraintes réglementaires, afin d’être à nouveau en mesure de remplir leur mission de teneur de marché dont ils n’auraient plus les moyens, et d’amortir les chocs à venir. Du côté des régulateurs, le Forum européen qui les rassemble s’inquiète des vulnérabilités du sysème financier, pointant le doigt sur le shadow banking, et l’on remarque aussi, comme l’établit une nouvelle étude de la Banque des règlements internationaux (BRI) que « le secteur financier entre en compétition avec le reste de l’économie pour ses ressources ».
Mais rien ou si peu n’est fait. Et les banques centrales ploient sous le poids des missions qui s’additionnent, voyant s’échapper de leurs mains le contrôle des marchés les uns après les autres en raison de l’hypertrophie du système financier qui se poursuit. Hier c’était le marché des changes, celui des actions et des produits structurés, c’est aujourd’hui le tour du marché obligataire de n’en faire qu’à sa tête.
Sujet adjacent concernant les obligations, qu’en est-il des très bas taux directeurs des banques centrales en vigueur sur le marché depuis que la Fed a drastiquement baissé le sien au début de la crise, finalement suivie par la BCE ? Le FMI a pris le contrepied des économistes de l’American Bankers Association (ABA), qui s’attendent à ce que la Fed relève finalement son taux à l’automne, après bien des atermoiements. Le Fonds conseille au contraire d’attendre 2016, craignant qu’une telle hausse ne provoque « une volatilité importante » (nous y revoilà), soulignant qu’une nouvelle appréciation du dollar ne serait pas souhaitable. Elle représenterait un frein à la croissance américaine, alors que ses prévisions sont revues à la baisse par le FMI et l’OCDE. Relever prématurément les taux pourrait aussi, selon le FMI, « provoquer un resserrement des conditions financières plus vif que prévu ou bien causer un accès d’instabilité financière faisant caler l’économie ». Bigre, l’affaire est d’importance !
D’autres raisons complémentaires pourraient être à l’origine de ce conseil appuyé. En plus de fournir du crédit quasi gratuit au système financier, non sans dangereux effets collatéraux qui sont considérés comme un moindre mal, les bas taux des banques centrales ont deux autres effets : ils soulagent partiellement les États du poids de leur dette, par l’effet de son roulement, et permettent d’affecter plus de ressources budgétaires à la relance, avec le même résultat. Plongée dans son marasme et empêtrée dans sa dette, l’Europe en bénéficie aux bons soins de la BCE, qui a confirmé que le relèvement de son taux directeur n’est pas dans ses intentions pour une longue période.
Après avoir fait la part des avantages et des inconvénients de sa politique, la Fed à décidé de faire machine arrière et de remonter ses taux, en retardant le passage à l’acte, mais l’intervention inaccoutumée du FMI est encore venue brouiller les pistes. Jack Lew, le secrétaire d’État au Trésor américain, s’interrogeait dernièrement sur l’absence de reprise de la consommation, et les deniers chiffres du crédit à la consommation montrent que si celle-ci ne repart pas, ce n’est pas faute pour les Américains de tirer plus que prévu sur le crédit revolving de leurs cartes, dans le but de maintenir vaille que vaille leur niveau de vie. Le Comité des économistes de l’ABA a reconnu que les consommateurs avaient « peu réagi » à la baisse du prix de l’essence, mais il s’attend « à ce que les consommateurs dépensent davantage ce qu’ils ont économisé », ajoutant « beaucoup de ménages ont préféré rembourser leurs dettes et augmenter leur épargne, ce qui est presque anti-américain » ! Nulle mention n’est faite dans ces prévisions flatteuses de la très américaine augmentation du crédit à la consommation…
Une publication de la Federal Reserve de St. Louis intitulée « La classe moyenne est peut-être plus sous pression que vous ne le pensez » remet à ce propos les pendules à l’heure. Elle met en évidence une baisse de 16% de son revenu moyen dans la période 1989-2013. Sans reprise de l’endettement, celle-ci est donc condamnée à une baisse de son niveau de vie, cette tendance se poursuivant, ce qui finalement est peut-être la plus importante des raisons de poursuivre une politique de bas taux qui diminue le coût du crédit… Toujours les mêmes démons pour tenter d’esquiver l’inégalité de la répartition de la richesse qui s’accentue sans que rien ne s’y oppose. C’est finalement le problème central.