AUTOUR DU POT DES TAUX, DE LA DETTE, DE LA RELANCE ET DE L’INFLATION, par François Leclerc

Billet invité.

La remontée des taux sur le marché obligataire est-elle momentanée ou l’amorce d’une tendance durable ? La question a opposé Ben Bernanke et Lawrence Summers aux États-Unis et n’est pas accessoire : la poursuite de cette hausse redonnerait de l’air à un système financier qui prend des risques et inquiètent la Fed, afin de trouver du rendement, mais elle alourdirait le poids d’un endettement public qui ne cesse de croître, après l’avoir soulagé. Dans l’immédiat, les ventes soudaines d’obligations ont pris à contrepied les investisseurs qui n’y ont pas procédé, ou ne s’étaient pas couverts, imprimant leur marque sur le marché en dépit des achats Jde la BCE. Pour la suite, l’incertitude demeure…

La Banque du Japon et la BCE vont-elles contenir cette hausse ? Cela dépendra de l’attitude de la Fed, selon qu’elle se décide ou non à augmenter son taux directeur, une perspective qui s’éloigne. Remarquons cependant que, présentée comme provisoire lors de son lancement, la politique d’assouplissement quantitatif est devenue permanente, toutes banques centrales confondues. Et s’il est prématuré de conclure que les banques centrales ont perdu le contrôle d’un marché obligataire mondialisé, elles ne parlent plus de l’assécher des liquidités qui continuent à y être déversées.

Question soutien au remboursement de la dette par la relance économique, c’est une autre affaire. La croissance américaine et britannique est attribuée aux injections financières massives précédentes des banques centrales, mais l’effet d’entraînement sur l’économie est dans les deux cas limité, et les bienfaits sont inégalement répartis. En Europe, la croissance reste très faible, les réallocations des portefeuilles bancaires censés y contribuer en restant la clé. Son analyse réserve des surprises, car elle n’est pas tirée par les exportations comme recherché, en dépit de la dépréciation de l’euro et de la déflation salariale, mais par la consommation intérieure. Moins en raison de la baisse du pétrole que par un effet de rattrapage, comme s’il était profité de la suspension des mesures d’austérité qui ont permis d’éviter à la zone euro de tomber dans la déflation.

Au Japon, la banque centrale est devenue l’acheteur quasi exclusif de la dette nationale. Le cocktail de la déflation, d’une modeste croissance qui a déjà calé, et du surendettement de l’Etat qui s’accentue est porteur de répercussions non négligeables à l’échelle internationale, car le pays reste malgré tout la troisième puissance économique mondiale. Comment cela va sinon se terminer ? Une annulation ultérieure de la dette par la banque du Japon ayant des conséquences imprévisibles, à moins que celle-ci n’innove en fonctionnant avec des fonds propres négatifs, étant à l’abri de la faillite ! Il se confirme, après l’apparition de taux obligataires négatifs en Europe, que le monde ne tourne décidément plus comme avant. Il serait temps de s’en rendre compte.

Une autre relance pourrait contribuer à amoindrir le poids de la dette, celle de l’inflation. Mais de forts vents contraires peuvent s’opposer aux mesures en ce sens des banques centrales, faisant planer une grande incertitude à ce propos. Le taux d’inflation semble s’être durablement inscrit en dessous de la cible d’inflation, et les investisseurs n’anticipent pas une proche normalisation. Mesurées par le swap d’inflation 5 ans dans 5 ans, ces anticipations correspondent à des paris sur l’avenir à caractère spéculatif et reposent en Europe sur une appréciation des effets du programme de création monétaire de la BCE, car il n’est pas attendu que la hausse des salaires ou des matières premières en soient la cause. En être réduit à considérer cet indice comme le meilleur des indicateurs, et lui accorder même plus d’importance que l’inflation constatée, illustre bien le peu de visibilité disponible pour la conduite des opérations !

Pour résumer, la dette continue de grossir et deux banques centrales de s’en porter acquéreur, mais la relance économique ou de l’inflation, auxquelles elles s’efforcent de contribuer afin d’en faciliter le remboursement, ne sont pas au rendez-vous. Faute d’une diminution de la dette – ou alternativement de sa restructuration à grande échelle – les banques centrales continuent en attendant d’augmenter la masse monétaire pour accompagner le mouvement, alimentant la spéculation financière et contribuant à l’hypertrophie du système financier. Devant si nécessaire se préparer à assurer la tenue de marché, elles ne sont plus à un élargissement de leurs missions près, sauveurs en dernier ressort non seulement des banques mais du système financier en entier. L’État reste l’ultime refuge.

Mais comment stopper cette poursuite de l’endettement ? La politique de bas taux d’intérêt suivie par la Fed du temps d’Alan Greenspan est fréquemment incriminée comme étant à son origine, pour avoir incité à l’endettement dans une période de forte croissance. Le remède serait tout trouvé, si l’on s’en tenait à cette explication : il suffirait que les banques centrales augmentent leur taux, et le tour serait joué ! Plus simple à dire qu’à faire, en réalité, car les investisseurs pourraient subir d’importantes pertes sur le marché obligataire, ainsi que les banques centrales, et les banques verraient leurs fonds propres maigrir au moment où elles doivent les accroître. Ce n’est pas pour rien que la Fed hésite à s’y engager. Et, dans ces conditions, comment la consommation pourrait-elle à nouveau contribuer à la croissance sans la béquille du crédit ?

Car la croissance économique est étroitement liée à celle de de l’endettement, via la consommation. Mais comment ce ressort, qui est détendu, pourra-t-il dans l’avenir compenser la distribution inégale de la richesse qui se poursuit, sauf à revenir aux errements des prêts pourris et ce qui s’en est suivi ? Cette impasse est en germe porteuse de l’avènement de sociétés profondément inégalitaires et d’une période prolongée de faible croissance. Afin d’y remédier, et que l’économie soit libérée de ses contraintes, comme il en est si souvent question, il faudrait non seulement réformer la fiscalité mais plus généralement changer son fusil d’épaule en cessant de protéger l’activité financière parasitaire dans l’espoir qu’elle va régler les problèmes qu’elle créée. De l’ordre de l’impensable !

On assiste au contraire à une tentative de relance sur ce mode. Mais elle suppose une réallocation vertueuse du capital, à rebrousse-poil des usages établis, en espérant le rediriger vers l’investissement productif. « Il n’y aura pas de croissance sans marchés financiers capables de diriger l’argent là où il est nécessaire », explique-t-on sans fard à Bruxelles. Convaincre les investisseurs de relancer la titrisation en la finançant impliquera toutefois de leur donner de sérieuses garanties, c’est tout l’enjeu du plan européen d’investissement qui part avec le double handicap de rendements potentiels faibles et d’un retour incertain. Et ce plan n’en étant encore qu’à ses balbutiements, le ministre français de l’économie réclame déjà un plan bis… Cette relance est mal partie en Europe, et les responsables américains s’interrogent : « pourquoi la consommation ne repart pas chez nous ? » Décidément, nous sommes entrés dans une nouvelle période.

Les moyens de renouer avec la vertu sont pourtant connus : ils passent par une taxation dissuasive des activités financières sans utilité sociale, et en plus radical (c’est à dire en allant à la racine), par l’interdiction des paris sur les fluctuations des prix. Mais comment pourrait-il en être ainsi dans le monde où nous vivons ? Le sort réservé à la modeste taxe Tobin que onze pays de l’Union européenne pourraient appliquer, mais pas le Royaume Uni, est éloquent. La Commission a proposé de taxer les transactions sur les actions et les obligations à 0,1% de leur montant et celles sur les produits dérivées à 0,01%, puis le gouvernement français a tout retardé en voulant protéger ses banques très actives sur le marchés des produits structurés. Un nouveau rendez-vous est pris en juin…

La menace que représente l’hypertrophie financière commence toutefois à être perçue. Les auteurs d’une étude publiée par le FMI, plus spécialement centrée sur les pays émergents, remarquent prudemment que « au-delà d’un certain niveau de développement financier, l’effet positif sur la croissance économique décline tandis que les coûts de la volatilité économique et financière commencent à augmenter. » Dans les pays souffrant d’un « excès de finance » les ressources sont moins efficacement utilisées, non sans conséquences sur la productivité et la croissance économique, relèvent-ils. Ils mettent le doigt sur le phénomène que Lawrence Summers a qualifié de « stagnation séculaire », en épinglant « un excès chronique d’épargne sur l’investissement » qui fait chuter les taux d’intérêt et laisse stagnante l’activité économique. Qu’il est beau, à ce propos, de cataloguer la masse des actifs financiers issus de le spéculation comme une noble épargne issue de l’activité laborieuse ! Allant plus directement au but, une étude de la Banque des règlements internationaux (BRI) est titrée : « Pourquoi le développement de la finance se fait-elle au détriment de l’activité économique réelle ? ». Les réponses apportées ne sont pas nécessairement aussi pertinentes que la question, mais la poser est une nouveauté. Reste la suivante, toute simple mais pendante : comment y remédier ? Encore un effort !