CROISSANCE ET ENDETTEMENT, UN COUPLE INFERNAL, par François Leclerc

Billet invité.

Coller le nez à la fenêtre afin de ne pas perdre une miette des lancinantes péripéties de la crise européenne en ferait presque oublier l’essentiel : de 2008 à 2011, le ratio de la dette publique et privée des pays avancés est passé de 208% à 236% de leur PIB. Conduisant les auteurs du dernier Rapport de Genève à titrer celui-ci : « Le désendettement, quel désendettement ? ».

Ce n’est cependant pas cette impressionnante progression qui doit prioritairement retenir l’attention, mais son point de départ. Celui-ci illustre ce que la croissance des pays avancés doit à leur endettement. Avec comme corollaire que cette dernière s’affaiblit fortement lorsqu’il est contenu comme actuellement, perturbant sa résorption. Le mystère d’une croissance introuvable n’est pas à chercher ailleurs : croissance et dette font un couple infernal.

Nul ne peut désormais ignorer – bien que cela ne soit pas crié sur les toits – qu’un transfert dette privée/dette publique massif a été opéré, avant d’exiger des États qu’ils accomplissent l’effort de désendettement à la place du système financier. Dans ses analyses, Adair Turner éclaire de son côté les causes de la bonne fortune de la Chine et de l’Allemagne, ainsi que de tous les pays exportateurs nets. Ceux-ci, fait-il a juste titre remarquer, ont reposé sur l’accroissement de la dette privée de leurs clients. A contrario, quand la Chine a voulu se prévenir des effets de la chute de ses exportations et de sa croissance, elle n’a eu comme solution que de trouver pour relais l’accroissement son propre endettement. Voilà qui relativise bien de nouveaux miracles économiques, qu’ils soient chinois ou allemand, et qui permet une toute autre lecture de la crise que celle qui nous est infligée à haute voix. L’Allemagne quant à elle frise désormais la récession.

La soutenabilité de la dette est une question occultée, car la réponse à y apporter imposerait des mesures extrêmes inenvisageables. Il en découle que les marges de manœuvre disponibles sont étroites, voire nulles. Que reste-t-il en effet, si ce n’est de mauvaises solutions ? Pour mémoire faire marcher la planche à billets ainsi que maintenir des taux proches de zéro, avec pour résultat la constitution d’une menaçante bulle financière. Obéissant à des impératifs contradictoires, ces deux mesures font l’objet d’un débat permanent à l’issue incertaine au sein des banques centrales. L’autre option est de jouer la carte de la dévaluation compétitive (à condition de ne pas appartenir à une zone monétaire ne le permettant pas individuellement), ce qui s’annule si tous les pays s’y mettent à la fois.

Adair Turner préconise une troisième voie qui tourne le dos à la problématique de restructuration mondiale de la dette : il suggère que les banques centrales achètent en masse la dette publique, déchargeant ainsi les États du poids de son remboursement et leur permettant alors de financer la croissance économique avec leurs ressources. Ce qui, selon lui, autoriserait de surcroît les banques centrales à hausser les taux et stopper l’accroissement de la bulle financière.

On ne s’empêchera pas de penser que cette audacieuse solution est une pure construction intellectuelle, et pour tout dire s’apparente à un tour de passe-passe ! D’autant que si elle permet en théorie d’apurer le passé, elle ne règle rien quant à l’avenir et a pour effet de permettre la relance de l’endettement, les mêmes causes produisant ensuite les mêmes effets. Est-il aujourd’hui possible d’ignorer que le système financier produit une inégalité sociale à son tour insoutenable ? Que plus le volume des actifs financiers croît, plus ce système est fragile ? Que toutes les régulations en cours accroissent cette fragilité en raison de la raréfaction relative du collatéral qui en résulte, ces actifs à zéro risque garantissant en dernière instance les transactions et l’intégrité des structures ?

Ces phénomènes sont à rapprocher d’une autre raréfaction: celle du travail résultant de sa robotisation. Combiner le maintien d’un haut niveau de consommation (et donc de croissance) avec ce processus nécessitera de faire appel à l’endettement en substitution aux revenus qui vont disparaitre. Mais cela sera contradictoire avec l’augmentation du taux de défaut qui en résultera. Faut-il chercher ailleurs la préoccupation qui se fait jour dans des cercles a priori peu préparés face au développement des inégalités ?