Billet invité.
Que s’est-il passé, pour que les marchés connaissent pendant deux jours une grosse crise de hoquet, qui mérite d’y revenir ? L’épisode est maintenant dépassé et des causes immédiates puisées dans l’actualité ont en règle générale été incriminées, dont l’Ukraine et le Moyen-Orient qui ont particulièrement été mis à contribution. Décelant au choix l’effet de l’accumulation des mauvaises nouvelles, plus particulièrement la détérioration de la situation européenne et la faiblesse de l’américaine, la baisse des attentes d’inflation, ou bien encore le renversement de positions spéculatives, peu de commentateurs se sont aventurés à sonder les profondeurs du système financier. Le mystère reste entier, car il est vrai que l’on continue à n’y voir goutte et qu’il est donc préférable de ne pas les fréquenter. Christine Lagarde a même cru devoir fermer le ban en déclarant que les marchés avaient « surjoué », avant de passer à la suite de sa conférence de presse. Peut-être faudrait-il mieux considérer qu’ils ont eu à force le sentiment que la situation échappe des mains des banques centrales, leur dernier recours…
Si l’on voulait solliciter l’actualité pour creuser la question, il ne manquerait pourtant pas de sujets pour souligner l’anormalité de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Citons-en trois au hasard des lectures sans se limiter aux frontières de l’Europe afin d’élargir une vision restrictive désormais bien ancrée; car elle ne permet de scruter que des causes particulières de la crise et non ses causes générales. Les deux premiers concernent le marché de la dette publique, cette grande accusée dont les causes sont ignorées quand elles ne sont pas masquées, et la troisième cette victime toute trouvée : le marché du travail.
Illustrant d’une certaine manière une amorce d’application du projet d’Adair Turner – l’achat en gros par les banques centrales de la dette souveraine pour la convertir en obligations perpétuelles sans intérêt – l’encours des bons du Trésor américain de la Fed est aujourd’hui de 12.000 milliards de dollars selon JP Morgan (pour 5.000 milliards en 2007).
Un tiers du marché obligataire souverain domestique est actuellement traité en Europe avec des taux négatifs, la proportion de 46% est même atteinte pour les titres allemands. Selon Bank of America Merrill Lynch, les investisseurs doivent acquérir des titres à maturité de plus de quatre ans pour bénéficier d’un rendement positif.
Enfin, la Fed vient de créer un nouvel indice afin d’y voir plus clair au sein du marché du travail et ne plus s’en tenir au classique et trompeur taux de chômage, ou au taux d’emploi qui ne fait pas dans le détail. Le Labor Market Conditions Index (LMCI) repose sur 19 indicateurs d’emploi différents afin de prendre notamment en compte le temps partiel, la précarité ou la rémunération, afin de donner une photographie plus fidèle permettant de mieux mesurer l’étendue des dégâts. On n’y voit goutte, là aussi, et les indices habituels ne sont plus décidément d’un grand secours dans tous les domaines.
Si la Fed continue d’accorder autant d’importance à cette question, ce n’est pas seulement parce que la préservation de l’emploi est avec la lutte contre l’inflation l’une de ses deux missions. Qui dit emploi dit revenus, et qui dit revenus dit consommation, ce moteur de la croissance américaine, qui y contribuait pour 70% ! Ce qui explique aussi pourquoi Janet Yellen, la présidente de la Fed, en vient à profondément s’inquiéter de la montée ininterrompue des inégalités, au-delà de considérations sur le respect menacé des valeurs américaines, en constatant que « des augmentations des inégalités les plus soutenues depuis le 19ème siècle ont été enregistrées après plus de 40 ans de diminution de celles-ci à la suite de la Grande Dépression ». En début du mois, l’OCDE en faisait avec la détérioration de l’environnement l’un des deux points noirs de son bilan, s’attachant à déterminer les progrès du bien-être de l’humanité.
Mohamed El-Erian, économiste en chef d’Allianz et membre du Conseil pour le développement global de Barack Obama, s’étonne dans un article qu’une telle prise de conscience des inégalités et de leurs effets économiques néfastes, qui s’est encore illustrée lors des réunions du FMI et de la Banque Mondiale tenues à Washington, ne soit pas assortie d’une réflexion sur les mesures à prendre pour y remédier. Il l’attribue à « un échec de la faculté d’imagination », reconnaissant toutefois, mais sans les identifier, qu’il serait nécessaire de « désamorcer certaines forces qui les animent [les inégalités]».
Au-delà cette fois-ci de toute préoccupation morale, sociale et politique, il pointe le doigt sur les conséquences économiques de la conjonction des « inégalités de revenu, de patrimoine et d’opportunités », car elles « commencent à saper le dynamisme économique, les investissements, l’emploi et la prospérité ». Joignant le geste à la parole, il préconise de « combler les lacunes énormes dans la planification patrimoniale et successorale, ainsi que dans la fiscalité des ménages et des entreprises, qui profitent de manière disproportionnée aux riches ». Ainsi que « de mettre un terme à la pratique archaïque de taxer à un taux préférentiel l’intérêt passif des fonds spéculatifs et des fonds de capital-investissement. La façon dont la propriété est imposée et subventionnée pourrait être réformée de manière plus significative, en particulier à des niveaux de prix supérieurs. Et un dossier solide être établi pour augmenter le salaire minimum. »
Nous sommes partis d’un spasme pour arriver à une maladie chronique, qui ne fait qu’empirer. Dans notre monde décidément renversé, celle-ci est redoutée aux États-Unis mais grande absente des débats en Europe. Quand elle ne fabrique pas assez de dette, la machine accentue les inégalités et sape ses propres fondements, quel dilemme !