Billet invité.
Même dans leurs rêves les plus fous, les dirigeants européens n’osent plus invoquer le retour à la normalité. Comme si cela ne lui suffisait pas d’être au bord de la déflation, la zone euro l’est aussi de la récession, après avoir enregistré au second trimestre une croissance nulle, selon Eurostat. Leur seul refuge est de la prédire pour bien plus tard, pour la forme en quelque sorte, quand les réformes libérales exigées du haut de la Chaire auront fait leur effet. Le concept de stagnation séculaire lancé par William Summers a entretemps été largement repris et il n’est plus recherché que des accommodements sur les marges pour les plus optimistes, ou d’éviter le piège de la déflation pour les plus perspicaces.
Faute d’avoir pu faire adopter son plan, la BCE tente de relancer le crédit aux entreprises pour impulser la croissance et s’apprête à offrir un nouveau paquet cadeau aux banques. Après avoir décidé de renouveler ses prêts à long terme à des conditions défiant toute concurrence, elle voudrait relancer un marché de la titrisation anémique en Europe et convalescent aux États-Unis. En prenant tous les risques, elle espère montrer l’exemple et donner l’impulsion, dans l’espoir qu’ils seront ensuite assumés par les investisseurs, tout en pesant sur les régulateurs pour qu’ils abaissent les obstacles dressés, notamment pour les compagnies d’assurance afin qu’elles prennent le relais. Ne pouvant agir sur le levier de la demande en raison des interdits en vigueur, la BCE tente de faire coup double en dynamisant l’investissement privé tout en soulageant les bilans bancaires. Elle va acheter les titres ABS afin d’éviter la montée du défaut côté PME, en faisant rouler leur dette. Mais pour le reste, fait-on boire un âne qui n’a pas soif ?
De même qu’une interrogation sur la politique d’investissement – et non son seul financement – s’impose afin de susciter une activité économique favorisant l’emploi, la résorption des inégalités, le respect de l’environnement et une transition énergétique radicale, une interrogation sur le retour à la normalité ne serait pas de trop. A quoi rime en effet de s’accrocher à celui-ci, si cette normalité signifie revenir à la situation d’avant la crise financière ? Il est possible de ne pratiquer que les demi-mesures (pour être généreux) en matière de régulation, mais il n’est pas concevable d’effacer ce qui s’est passé, comme si de rien n’était.
Pour s’en prévaloir, les exemples de retour à la normalité ne sont pas légion, et il a été cherché en Europe celui de l’Espagne, en raison de sa croissance anémique et à condition d’oublier le reste ; mais pas celui de la Grèce, ce laboratoire de l’Europe qui continue d’être sous la pression maxima de la Troïka qui exige entre autre réforme la possibilité de décider du lock-out d’une entreprise en cas de grève. En prévision des temps toujours difficiles qui s’annoncent en Espagne, mais également au Portugal, en raison de la désaffection persistante envers les partis politiques, des gouvernements de coalition sont dans les limbes, les dirigeants politiques devant se serrer les coudes. La crise politique ne fait que commencer. Quant à la détente sur les marchés obligataires européens, elle n’est plus présentée comme la conséquence de l’adoption de bonnes pratiques budgétaires, elle soulève désormais des inquiétudes, car elle exprime la recherche d’un refuge par les investisseurs, à moins que ce ne soit la certitude de pouvoir vendre leurs titres avec profit à la BCE quand celle-ci s’engagera dans un programme de création monétaire à cette fin.
Le Japon étant l’exemple à ne pas utiliser en ces temps de pression déflationniste, il ne reste plus que les États-Unis à se mettre sous la dent. On y découvre en effet le retour à une certaine normalité, dont il vaudrait mieux cependant pas trop se vanter. Selon la Fed, la croissance américaine devrait atteindre 3% cette année, l’inflation remonter et le chômage baisser. L’analyse du marché du travail montre toutefois une réalité beaucoup moins brillante. Mais ce palmarès s’accompagne de la forte progression des inégalités. Selon une enquête de la Fed, l’écart des revenus entre les riches et le reste de la population a continué d’augmenter de 2011 à 2013. Il en est de même pour le patrimoine, dont la valeur médiane a aussi reculé. Heureusement, tout ne va pas au plus mal, selon Loretta Mester, la nouvelle présidente de la Fed de Cleveland. Analysant la normalisation en cours, elle prédit une « une volatilité accrue sur les marchés financiers, ce qui n’est pas forcément mauvais ». En terme plus crus : pour gagner de l’argent, il faut que les prix des actifs soient chahutés, ce qui favorise les transactions !
Toujours avec un train d’avance sur l’Europe, comme on a longtemps dit, les États-Unis montreraient-ils ce que signifie le retour à la normalité ? L’accroissement des inégalités est pourtant ressenti comme un péril dans les milieux avertis, qui le font savoir. Cela a été le cas lors du dernier Forum Mondial de Davos et des voix inattendues, comme celle d’Alan Greenspan, s’y sont depuis jointes. Encore une réflexion impensable à mener pour cette élite bien née qui se vautre dans le conformisme…