Billet invité
Effet de lassitude, la crise financière rampante a fini par rentrer dans les mœurs. Elle est aussi soigneusement escamotée, afin de pouvoir traiter plus sereinement les petites affaires du monde financier. Celui-ci est à l’offensive, notamment en ferraillant contre un projet de onze pays européens de taxe sur les transactions financières, pourtant des plus timorés. Le Medef français et des organisations professionnelles allemandes ont appelé jeudi dernier à « poursuivre le dialogue afin de partager leurs analyses et positions sur l’impact de la réglementation des marchés financiers » de cette future taxe.
Pour faire diversion dans l’opinion publique, les thèmes ne manquent pas : quand ce n’est pas l’Europe qui souffre d’un défaut de construction, c’est la France (ou tout autre pays au choix) qui vit au dessus de ses moyens, ce qui réclame des décisions courageuses afin d’opérer son redressement. De celui du monde financier, on n’en parle même plus. Certes, les banques ne sont plus exemptes de reproches, une gêne s’est bien installée, mais cela ne va pas plus loin. Elle se dissipera lentement, banalisée comme l’est la corruption du monde politique. L’impuissance à changer ce que l’on réprouve génère le rejet et la révolte… ou la résignation.
Pourtant, les financiers les plus avisés scrutent leur monde sous toutes ses coutures afin de percevoir où il pourrait craquer ; mais avec le retour du business le naturel reprend le dessus. On avait retenu du projet de séparation des activités bancaires de Paul Volcker que le casino pouvait selon lui rester intact à condition que les joueurs n’y risquent que leur argent ; on lit maintenant sous la plume de Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes et conseiller de la Compagnie financière Edmond de Rotschild, que les tentatives de régulation du monde financier sont « une utopie » et qu’il faut prendre son parti de son autonomisation pour trouver ailleurs le financement de l’économie. Dans les fonds de pension qu’il faudrait développer, si on le comprend bien, afin que les rentiers deviennent investisseurs après avoir trouvé le goût du risque sous l’effet d’une fiscalité incitative…
La finance est à la fois simple et compliquée. Simple, si l’on considère qu’ayant largement perdu toute utilité sociale, elle pourrait être remise dans le droit chemin une fois proscrites les transactions spéculatives et après avoir subi en conséquence une sérieuse cure d’amaigrissement. Compliquée, si l’on observe que les régulateurs, pour s’y retrouver, ont imposé aux banques d’établir des « living wills » (testaments bancaires) fournissant le mode d’emploi de leur démantèlement en cas de malheur.
La faillite de Lehman brothers a mis en évidence la difficulté que représente la liquidation d’une banque. Déjà rencontrée lorsqu’il s’agit de traiter les actifs courants et classiques, elle prend une autre dimension lorsque sont abordés les engagements reçus ou donnés hors bilan en faveur de produits structurés, dont les composantes sont souvent disséminées dans des filiales installées dans des paradis fiscaux. C’est là que les occurrences de risques cachés se multiplient et que démêler l’écheveau procède de l’exploit. Mais les testaments bancaires que les mégabanques doivent dorénavant fournir aux États-Unis ou en Europe sont des documents très volumineux : comportant plus de 5.000 pages aux États-Unis, leur mise en pratique ne sera pas une partie de plaisir le moment venu. D’autant qu’ils devront se révéler opérationnels sans avoir pu être testés, à la condition supplémentaire d’avoir été mis à jour pour rester pertinents.
Ce que l’on connaît des travaux de l’Autorité bancaire européenne (EBA) et de sa troisième vague en cours de stress tests illustre la même grande complexité, laissant même planer un sérieux doute sur leur faisabilité. Les banques qui y sont soumises rencontrent d’importantes difficultés afin de fournir la masse de données réclamées. Dispersées dans des systèmes informatiques ne communiquant pas toujours entre eux, celles-ci doivent être parfois calculées manuellement, afin de ne pas s’en tenir aux agrégats disponibles. Elles doivent aussi être documentées et justifiées, afin que leur fiabilité puisse être évaluée, leurs formats devant être unifiés afin de permettre les comparaisons entre banques. Enfin, des simulations correspondant aux scénarios de crise retenus par l’EBA doivent être réalisées activité par activité, afin d’apprécier les pertes potentielles, puis leur impact sur les fonds propres, tout en utilisant des méthodes d’évaluation du risque de défaut qui ne sont pas homogènes d’une banque à une autre. Rencontrant des problèmes méthodologiques, une lourde machinerie a dû être déployée en un temps record afin que l’EBA puisse rendre à l’automne un verdict que l’on examinera avec des pincettes.
L’importance accordée aux testaments bancaires et aux stress tests – aux États-Unis, ils sont annuels – met en évidence que la complexité du monde financier fait obstacle non seulement à la régulation qui est tentée, mais aussi à sa compréhension. À part tout simplement fermer le casino – et non pas le laisser vivre sa vie – de quel autre remède disposons-nous ?