Billet invité.
Après avoir rassemblé les représentants des États, des industriels et acteurs commerciaux, ainsi que de la « société civile », le sommet du NETmundial de São Paulo qui s’est tenu les 23 et 24 avril derniers est salué par son président comme une « première pierre sur le chemin que nous construisons ensemble ». Le Brésilien Virgilio Almeida ne pouvait revendiquer moins. Né sous les auspices de l’offensive politique anti-américaine inaugurée par le discours à l’ONU de Dilma Rousseff, la présidente brésilienne, et de la Déclaration de Montevidéo des instances de normalisation technique d’Internet qui ont exprimé le besoin de s’affranchir de tout lien organique avec le gouvernement américain, le NETmundial est pourtant un coup d’épée dans l’eau.
Bien que non contraignants, les principes énoncés dans la résolution finale pourront certes faire référence dans l’avenir, mais leur application est une toute autre question. Exprimant les rapports de force, l’un d’entre eux a même été significativement oublié sur le bord de la route, bien qu’initialement prévu dans le projet : la neutralité d’Internet. Contesté au premier chef par les Telcos américains (les groupes de télécommunication), ce principe proscrit toute modulation du débit de connexion et de son coût en fonction des contenus et services consultés. Mais un tribunal américain a considéré, il y a trois mois de cela, que la Federal Communications Commission (FCC) – l’agence régulatrice des télécommunications, de la télévision, de la radio et d’Internet – avait outrepassé ses pouvoirs en l’imposant. Son nouveau projet de règlement admet désormais que de telles modulations des prix puissent être acceptées, si les services en bénéficiant sont proposés à des conditions « commercialement raisonnables » et si le reste du trafic est acheminé à une vitesse « raisonnable »… En Europe, une même brèche avait été ouverte par la Commission de Bruxelles, qui voulait permettre des « services spécialisés », le Parlement européen rectifiant ensuite le tir en définissant ceux-ci de manière très restrictive. Mais, une fois l’élan donné aux États-Unis, comment le reste du monde pourra-t-il y résister ?
La protection des données personnelles a été le sujet dominant en raison du contexte créé par les révélations sur les activités de la NSA, donnant lieu à l’affirmation du « droit à la protection de la loi contre toute forme de collecte illégale ou arbitraire de données », préconisant d’étendre la protection des conventions internationales sur les droits de l’homme. Mais que va peser dans la pratique une telle préconisation, étant donné le fait accompli représenté par la surveillance massive d’Internet par la NSA (ses homologues n’étant pas en reste), qui se poursuit ? En ouverture du NETmundial, le Brésil a adopté une loi novatrice garantissant « la protection de la confidentialité de l’usager contre toute violation ou utilisation indue des données des internautes brésiliens ». Mais comment cette protection juridique pourra-t-elle s’exercer sur des bases nationales dans le contexte d’un réseau mondial, si elle n’est pas généralisée et garantie internationalement ? La relocalisation des serveurs sur un territoire donné est un leurre, dans la mesure où ils restent connectés au réseau.
Afin de dégager la gestion d’Internet de sa tutelle américaine, l’attention s’est focalisée sur l’évolution de sa gouvernance, car, selon la feuille de route de Dilma Rousseff, « aucun pays ne doit avoir plus de poids que les autres ». On s’en tiendra là. À l’image du rassemblement opéré pour la tenue du NETmundial, une solution « multipartite » est largement préconisée, reposant sur l’idée basique d’un partage du pouvoir entre les États, les industriels, les acteurs commerciaux et la « société civile ». Mais la « communauté internet » n’existe que sur le papier, traversée par des intérêts contradictoires, et la « société civile » n’a pas d’expression consacrée. Le multipartisme n’a rien d’une panacée, mais est au contraire le paravent tout trouvé pour l’exercice d’une domination masquée des intérêts convergents des représentants des États et des sociétés commerciales privées.
Question de rapports de force, la « gouvernance » multipartite d’Internet ne va-t-elle pas se révéler plus sensible et favorable à leurs sirènes ? Sachant qu’ils peuvent unir leurs efforts à l’occasion, comme l’a mis en évidence la connivence (pour le moins) des grands acteurs de l’Internet – fournisseurs d’équipements, de logiciels et de services – à propos de la surveillance de la NSA. De quel pouvoir effectif dispose une « société civile » sans représentation formelle, dont la frange la plus active imprégnée de culture libertarienne s’oppose à toute mainmise de l’État sans représenter une alternative autre qu’idéologique ? La « gouvernance d’Internet » est une problématique en avance sur ton temps, réclamant des solutions qui restent à construire et qui devraient s’appuyer sur les internautes eux-mêmes. Internet n’est-il pas un bien commun par excellence ?
Où conduit dans l’immédiat le chemin évoqué par Virgilio Almeida en conclusion du NETmundial ? Les voies qui se présentent sont déjà revendiquées : celle d’une balkanisation d’Internet permettant à certains de rester maîtres chez eux et de contrôler toute contestation, ainsi que celle de la montée en puissance des activités marchandes, marginalisant celles qui ne le sont pas. Les deux ne sont pas incompatibles mais n’ont rien de réjouissant. Comment les utilisateurs d’Internet pourraient-ils faire valoir leurs droits dans la foulée de la liberté affranchie des relations marchandes qui s’y exprime à une échelle inégalée ? Faut-il craindre que, par analogie avec ce qu’il advint en France – les radios libres de la bande FM ouvrant le chemin à sa commercialisation, puis à leur marginalisation – Internet connaisse finalement le même destin ? Quels sont les chemins de la résistance ?