L’essor du monde d’en-bas : CRISE HUMANITAIRE CHEZ LES NANTIS !, par François Leclerc

Billet invité.

Donnant toute sa dimension à l’épreuve subie par les Grecs, qui pourrait tout aussi bien être appliquée à celles que connaissent les Espagnols ou les Portugais (pour commencer), le parti Syriza vient de la dénoncer comme exprimant « une crise humanitaire ». La conjonction d’un chômage massif atteignant plus particulièrement les jeunes et de la baisse des revenus – y compris les prestations sociales – ont entraîné ces pays dans des récessions prolongées et dans certains le retour à une croissance balbutiante, aboutissant à des chutes de leur PIB, créant une dégradation des conditions de vie durement ressenties comme sans retour. L’avenir est sombre. Les solidarités familiales et de voisinage n’y suppléent que partiellement et pour un temps, tandis que se développe une économie informelle de subsistance faite de petits boulots : échapper aux taxes et aux impôts est devenu une nécessité, l’État n’étant plus le protecteur de jadis. Face à l’ampleur de cette catastrophe, la seule réponse des autorités européennes a été de maintenir en novembre dernier un programme d’aide aux plus démunis… de 3,5 milliards d’euros sur 7 ans; il avait même été question de le réduire à 2,5 milliards d’euros, ce qui a été ensuite abandonné. L’Europe de la solidarité des discours trouve vite ses limites.

Le magazine portugais Exame publiait fin novembre son palmarès annuel des grandes fortunes, sur le modèle mondial de Forbes, d’où il ressort que les 25 personnes les plus riches du pays détiennent désormais l’équivalent de 10% du PIB, contre 8,4% en 2012, et qu’elles vont voir cette année leur fortune augmenter de 16%, avec pour origine des gains sur les marchés financiers. Par contraste, et selon les dernières statistiques officielles disponibles, 17,9% de la population était en situation de risque de pauvreté en 2011 et 8,6% souffrait de privation matérielle sévère.

En Espagne, pays d’un miracle économique qui s’est transformé en déroute après avoir été encensé, un récent rapport du Conseil de l’Europe a relevé le « développement inquiétant de la pauvreté des familles » qui menace un cinquième des 47 millions d’habitants en Espagne et « le taux croissant de pauvreté chez les enfants », qui était de 30,6% en 2011. Selon un sondage de la société Intrum Justitia, un tiers des Espagnols n’ont plus d’argent après avoir acquitté leur loyer et leurs factures d’électricité, de gaz et d’eau. A Chypre, près de 6% de la population dépend intégralement pour se nourrir de l’aide alimentaire dispensée par l’Église orthodoxe, des associations caritatives et des municipalités, le taux de chômage atteignant 17%, une fois les six mois d’allocation chômage révolus. Les soins médicaux sont dispensés le week-end par des dizaines de médecins bénévoles pour ceux qui n’ayant plus d’emploi n’ont plus de sécurité sociale.

Une telle situation alarmante n’est pas propre au sud de l’Europe : un rapport de la Paritätische Gesamtverband, qui regroupe une dizaine de milliers d’associations actives dans les domaines de l’aide sociale et de la santé, a dévoilé un panorama allemand rarement contemplé en s’appuyant sur les données officielles de l’institut de statistiques Destasis : « le taux de pauvreté, à 15,2%, a atteint un nouveau et triste record en 2012 (…) une personne sur sept est pauvre ou menacée de pauvreté » (dont le revenu est inférieur à 60% du revenu médian). La proportion est en hausse constante depuis 2006. C’est la conséquence, selon la fédération, « du gonflement des emplois à bas salaire, de la baisse des emplois à plein temps soumis à cotisations sociales, de la hausse du temps partiel et des conditions d’emploi précaires depuis dix ans ». Autre constatation, l’écart entre les riches et les pauvres a augmenté, mais c’est également le cas entre les régions, où l’on constate de grandes disparités du taux de pauvreté : 11% dans les Länder du sud et plus de 20% dans plusieurs du nord. L’instauration en 2015 d’un salaire minimum horaire de 8,50 euros ne contrariera pas cette tendance jusqu’à l’inverser, pourrait-on ajouter !

Le président de la Conférence des maires américains a de son côté fournit une description inaccoutumée de la situation des grandes métropoles, tranchant avec l’annonce que le pays a connu, selon une estimation provisoire, une croissance de 4,1% du PIB au troisième trimestre. « L’économie du pays est certainement sur le chemin de la reprise, mais cette reprise est sans aucun doute lente, et il est donc difficile – et pour beaucoup impossible – de répondre aux besoins grandissants de ceux qui ont faim et sont sans abris », a expliqué Tom Cochran, qui ne va toutefois pas jusqu’à constater que reprise et emploi ne font plus bon ménage.

Les demandes d’aide alimentaire d’urgence ont augmenté de 7% l’an dernier par rapport à l’année précédente dans les villes de 18 États fédérés, en raison du chômage, des bas salaires, de la pauvreté et des coûts trop élevés du logement. 43% des personnes qui ont fait appel à ces aides alimentaires ont un emploi, 21% sont des personnes âgées, et 9% sont sans-abri. Durant cette même période, les budgets d’achat de nourriture d’urgence n’ont augmenté que de 1%, aboutissant à la diminution des rations individuelles. L’arrêt par le Congrès du programme de bons (les food stamps) va à son tour contribuer à une dégradation de la situation alimentaire. Le nombre des sans-abris a de son côté augmenté en moyenne de 4% dans ces mêmes villes, parmi lesquelles se trouvent Chicago, Los Angeles, Washington, Dallas… Un sans-abri sur cinq a un emploi, et 13% sont des anciens combattants. Le chômage est la première cause de perte du logement, suivi par le manque de logements abordables.

La situation des classes moyennes américaines représente un enjeu politique plus déterminant, les déshérités fréquentant peu les isoloirs et les machines à voter. Le redémarrage du crédit aux particuliers est la clé de l’évolution de la situation des premiers. Si un désendettement global est enregistré, il n’est pas pour autant signe de prospérité retrouvée, en application d’immuables et désespérants schémas de pensée. La dette hypothécaire continue de lentement baisser – les défauts de paiement y contribuant et l’accès à ce crédit n’étant plus ce qu’il a été – mais l’on constate un essor du crédit à la consommation, particulièrement dans le secteur du crédit automobile et des prêts étudiants, ce qui n’est pas le cas du crédit hypothécaire, les banques ayant repris la main sur sa production, la titrisation toujours au point mort dans ce secteur. La montée du crédit à la consommation pourrait être vite freinée par la hausse des taux, ce qui explique la nécessité dans laquelle la Fed se trouve de maintenir son taux directeur à zéro pour une longue durée. La machine à fabriquer de la dette se remet en marche à la condition que le carburant des banques reste gratuit…

Les riches avaient déjà tendance à vivre entre eux et s’enfermer dans leur monde pour se protéger, cela promet de s’accentuer en prenant des formes que l’on pensait réservées aux pays émergés aux inégalités sociales si marquées. « Pour vivre heureux, vivons cachés ! ».

COUP D’ARRÊT

C’est comme un vent de fronde qui s’est levé au cours du Conseil européen de la fin de la semaine, dont a fait les frais le projet d’Angela Merkel et d’Herman von Rompuy, soutenu par Mario Draghi et José Manuel Barroso. Toute décision sur les contrats contraignants qu’ils défendaient, dont l’objectif revendiqué est d’accroître les pressions en faveur des réformes structurelles, a été renvoyé sine die, n’étant même pas accompagnés de contreparties financières. Même les Néerlandais, alliés du gouvernement allemand, n’en ont pas voulu, l’offensive étant menée par Mariano Rajoy et Enrico Letta, d’après les compte-rendus. Angela Merkel a expliqué en vain que, « tôt ou tard, la monnaie explosera sans la cohésion nécessaire » : la discussion a été reportée à octobre 2014. Entre temps, les élections européennes seront passées et l’épouvantail que le projet représentait escamoté. D’autres échéances électorales nationales se présenteront néanmoins, en Grèce, en Espagne et au Portugal. Un coup arrêt a été apporté à la poursuite et l’accentuation d’une politique aux effets catastrophiques, sans pour autant qu’une autre soit définie, impliquant que la misère installée perdure et que la crise sociale et politique s’accentue.