Billet invité.
Avant même d’être mise en vigueur, la réglementation Bâle III produit déjà un effet pervers. Ne comprenant aucune obligation de valorisation de la dette souveraine, toujours considérée comme sans risque, elle a incité les banques à en acquérir en grande quantité afin d’améliorer leurs ratios et de garnir leurs coussins de liquidités. Le marché obligataire a été stabilisé, faisant faussement croire au début d’une sortie de la crise européenne, mais cette situation est porteuse d’importants dangers : elle renforce ce qui était il y a encore peu présenté comme un risque systémique majeur, au lieu de le dénouer comme il en était question. Afin de se renforcer dans l’immédiat, les banques se fragilisent dans l’avenir, un pari de plus. Encore bravo !
Dans une étude rendue publique aujourd’hui lundi, Fitch révèle que les 16 plus importantes banques européennes ont en 2011 et 2012 accru de 26 % leur exposition à la dette souveraine (atteignant en fin de période 550 milliards d’euros) ; simultanément, les banques ont réduit de 9 % leur exposition aux obligations des entreprises (réduite à 440 milliards d’euros). Les analystes vont s’engouffrer dans cette explication de l’absence de croissance, sans y trouver de remède. Phillipe Mudry, le directeur des rédactions de l’AGEFI (française), rejoint les critiques de Jens Weidmann de la Bundesbank qui réclame que la BCE cesse de financer ces achats de la dette souveraine. Selon lui, celle-ci favorise « l’entrée dans une logique à la japonaise en créant une pénurie de crédits ». Mais, tout en reconnaissant qu’il sera « bien difficile » de sortir de la dépendance qui a été créée, il n’explique pas comment de nombreuses banques pourraient survivre si elles ne bénéficiaient pas du soutien de la BCE. Au contraire, cette dernière envisage de renouveler son programme de prêts avant l’échéance des deux premières opérations.
Les mêmes analystes pourraient aussi remarquer que cet effet pervers apporte de l’eau au moulin de ceux qui préconisent d’utiliser la mesure brute de décoffrage de l’effet de levier pour mesurer au mieux la solidité des banques, dont celles-ci ne veulent pas. Mais ce n’est pas la voie que le Comité de Bâle prend. Afin d’estimer l’impact d’une autre approche, il engage une consultation à propos de la valorisation des actifs figurant au trading book (qui ne sont pas destinés à être conservés jusqu’à maturité, au contraire de ceux qui sont inscrits au banking book). Il est question de promouvoir l’utilisation combinée d’un modèle standard de calcul du risque avec les modèles propres à chaque banque, qui font autorité, ainsi que de rendre « moins perméable » la frontière entre trading book et banking book (la faire passer illégalement permet de s’affranchir de valorisations désavantageuses). Aucun délai n’a été donné pour que les conclusions apportées à ces ballons d’essai lancés sur ces terrains explosifs soient rendues, mais cela ne va pas faciliter la tâche de la BCE quand elle va engager sa revue de détail de la valorisation des actifs bancaires, si les règles qu’elle utilise au prétexte qu’elles sont en vigueur sont susceptibles de changer.
Avec la dette qui change de main sous l’impulsion des règles que l’on découvre permissives du Comité de Bâle et grâce aux largesses de la BCE, le jeu de mistigri se poursuit : où se trouve-t-il ? Il éclaire le débat sur le troisième pilier de l’union bancaire, qui n’est toujours pas adopté (pas plus que le second), en attendant un nouveau rendez-vous ministériel mi-novembre. À la question « qui va renflouer une banque dans le besoin ? », les réponses continuent de diverger. Le ministre allemand des finances, Wolfgang Schaüble, qui pourrait être reconduit, a réaffirmé dimanche dans Tagesspiegel am Sonntag qu’il n’était pas question que l’argent du contribuable allemand ou celui du Mécanisme européen de stabilité (MES) soit mis à contribution, fermant à double tour la porte à la mutualisation qui avait été un moment envisagée.
Plus marginalement, le débat sur la dette porte sur la manière de s’en débarrasser, par des restructurations ou par son financement par la BCE, la première option immédiatement contrée par ceux qui se réfugient derrière la protection des petits investisseurs de l’assurance-vie. En réalité, c’est la fiction du zéro risque de la dette souveraine qu’ils veulent à tout prix maintenir, car sa disparition déstabiliserait le système financier encore plus sûrement que ses propres turpitudes.
Une autre approche des raisons pour lesquelles il faudrait restructurer la dette est mise en avant dans le Financial Times par Dirk Bezemer, un professeur associé de l’université de Groningen (Pays-Bas) qui a collaboré à de nombreux rapports de l’OCDE et de la Banque Mondiale. Elle repose sur l’analyse non plus des créanciers de la dette mais sur ses bénéficiaires, et met en évidence que les banques britanniques, qu’il utilise comme exemple, prêtent quatre fois plus pour l’acquisition de biens immobiliers et d’actifs financiers qu’aux entreprises du pays pour financer leurs activités. « Soyons réalistes, écrit-il, les banques nuisent plus à l’économie qu’elles ne l’aident. La croissance économique requiert la réduction du secteur financier.» Pour conclure ainsi : « la question est de savoir comment nous allons réduire le ratio dette-PIB : par de longues années de déflation spontanée de la dette, d’ultra-faible croissance et de chômage élevé, ou bien en gérant une contraction du secteur financier par rapport à notre économie ? ». Bonne question qui comporte la réponse !