Billet invité
Serions-nous installés dans la routine, la crise (dont le mot s’est évanoui) désormais normalisée et intégrée dans nos esprits ? Une fois encore, le plafond de la dette va être atteint aux États-Unis et le Congrès se prépare à une nouvelle bataille de tranchées. Le gouvernement japonais tente à nouveau de présenter comme un succès sa tentative de sortie de la déflation qui ne doit qu’à l’augmentation de l’électricité. La déroute économique des pays en Europe ayant bénéficié de plans de sauvetage et devant retourner se financer sur le marché va exiger de nouveaux accommodements financiers, sans rien régler (cela va se terminer par l’obtention de lignes de crédit pour l’Irlande et le Portugal, pour la Grèce on ne sait pas). Tentatives de reprendre l’initiative sinon la main, la taxe sur les transactions financières et l’union bancaire ne sont pas prêtes d’être pleinement opérationnelles. La croissance est atone et le chômage en progrès, le levier de croissance présumé des pays émergés n’est plus ce qu’il était. La guerre des monnaies n’est plus dénoncée, mais ses dégâts sont amplifiés. Les taux du marché obligataire sont sur une pente ascendante qui ne va rien arranger.
Mais que font les banques centrales ? Elles interviennent chacune de leur côté, dans le désordre. La Fed devrait se décider dès ce mois à freiner timidement ses injections de liquidité, tandis que la Banque du Japon les poursuit et que la Banque d’Angleterre reste sur le qui-vive. Mario Draghi, qui se déclare « très, très prudent » à propos des perspectives économiques, insiste et signe : la BCE n’a pas épuisé ses cartouches et, plutôt que de baisser des taux directeurs qui seraient alors à fond de cale, elle pourrait dit-on lancer un nouveau programme de prêts à long terme. Sous couvert d’aider au financement des entreprises – les banques ayant d’autres urgences – ce nouveau programme pourrait au passage permettre de rouler la dette de tous les établissements financiers qui, ayant souscrit au précédent (le LTRO), seront bien en peine de procéder à leurs remboursements à l’échéance de trois ans qui s’approche. Soit dit en passant, un tel programme élargirait encore de facto les missions de la BCE, alors qu’en Allemagne une pétition a été signée par 136 économistes dénonçant le programme OMT de la BCE (le programme d’achat conditionné de la dette souveraine qui n’a pas été activé), comme étant une violation des traités européens.
Les juristes s’en donnent à ce propos à cœur joie. La taxe sur les transactions financières (TTF) proposée par la Commission européenne et soutenue par onze pays serait illégale, car discriminatoire, selon un document du service juridique du Conseil de l’Union européenne (le conseil des ministres). Une autre formule va devoir être trouvée, ce qui arrange bien le gouvernement français qui voulait lever le pied, et cela va tomber en quenouille. Le même service a retoqué l’argumentation du gouvernement allemand à propos du mécanisme de résolution de l’Union bancaire, dont le caractère centralisé nécessitait selon lui une révision des traités. Le mystère s’épaissit et les ministres des finances réunis aujourd’hui à Vilnius vont se pencher dessus (ils ne sont pas prêts de se relever).
Le panorama social s’assombrit, notamment avec l’annonce par les services de statistique grecs Elstat de l’évolution du chômage chez les Grecs de moins de 24 ans : six jeunes sur dix n’ont pas de travail. Au Royaume-Uni, le chancelier de l’Échiquier George Osborne vient de prévenir que « des années de décisions difficiles » (une expression particulièrement hypocrite) étaient encore à venir, réaffirmant une politique d’austérité qui ne donne pas les résultats promis, la faute étant reportée sur la crise de la zone euro. La campagne électorale allemande a été l’occasion de lever le voile sur le miracle allemand (il en faut toujours un) : trois millions de travailleurs gagnent moins de 6 euros de l’heure et un salarié sur cinq gagne moins de 8,50 de l’heure (le smic est à 9,43 euros de l’heure en France). Huit millions de travailleurs occupent des emplois précaires à durée déterminée, à temps partiel et dans l’intérim, ou bien des « mini-jobs » dont la rémunération est plafonnée à 450 euros par mois, selon Destatsis, l’office des statistiques. La dernière enquête de l’Insee, rendue publique aujourd’hui, montre que les inégalités et la pauvreté continuent de progresser en France, le niveau de vie augmentant pour la moitié de la population dont le revenu est supérieur à 1.630 euros par mois (le revenu médian, qui reste stable), mais diminuant pour les autres. Chiffre en augmentation, 8,7 millions de personnes (14,3 % de la population) vivent avec moins de 977 euros mensuels, le seuil de pauvreté.
Au chapitre des réussites, signalons tout de même l’élection au conseil d’administration de la Banque de Chypre, la première banque du pays, de six administrateurs russes et ukrainiens. L’un d’entre eux, Vladimir Strzhalkovsky, accède au poste de vice-président. Une nouvelle tranche de 1,5 milliards d’euros va être versée, la Troïka ayant donné son feu vert. Chypre était un paradis fiscal comme les autres au sein de la zone euro, désormais les oligarques russes sont en passe de contrôler le système bancaire du pays… On se rappelle qu’à la base il s’agissait de les punir et de les évincer.
Enfin, la crise politique se porte à merveille. De sursis en sursis, Silvio Berlusconi fait toujours partie du paysage, fragilisant la coalition au pouvoir ; Syriza caracole à la gauche du Pasok en tête des sondages électoraux grecs ; des centaines de milliers de Catalans ont réalisé mercredi dernier une gigantesque chaîne humaine pour demander un référendum sur l’indépendance ; Paulo Portas, le vice-premier ministre portugais dirigeant du CDS-PP de centre droit, prend les rênes de la politique économique en demandant des assouplissements à la Troïka, tandis que le parti socialiste piaffe d’impatience ; les sondages enregistrent la progression du Front national en France.
Dans ce domaine, ce n’est pas exactement la routine.