Billet invité.
Une nouvelle saison du feuilleton sur la régulation financière a commencé, mais elle risque de tourner court. Le doute, pour ne pas dire la suspicion, s’est emparé des acteurs de la finance et les régulateurs sont sur la brèche. Tous se sont posé la même question : après les manipulations du Libor dévoilées il y a déjà un an, quelles nouvelles horreurs va-t-on encore découvrir dans la grande famille des indices de référence sur lesquels repose l’évolution des prix des innombrables produits financiers qui y sont indexés ? Et que faire ?
Toute la marmaille a d’abord été passée en revue – Euribor, Tibor, et Sibor – et de Tokyo à Singapour, de Londres à Bruxelles et à New York, l’enquête se poursuit. La pratique s’est instituée de charger les lampistes pour épargner les établissements, quitte à mettre ces derniers à l’amende. Les soupçons se sont ensuite portés sur d’autres indices énergétiques du pétrole, du gaz et de l’électricité. L’industrie pétrolière ainsi que la plateforme de données Platts ont été accusées par la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne de manipulation d’indice. La Financial Conduct Authority britannique (FCA) s’est de son côté penchée sur le marché des swaps (dont le notionnel est de 379.000 milliards de dollars) et sur son indice ISDAfix. Pour ne pas être en reste, elle a selon Bloomberg ouvert une autre enquête sur des manipulations présumées sur le marché des changes (5.000 milliards de dollars de transactions quotidiennes). Pour mémoire, le Libor est utilisé pour un volume estimé à 550.000 milliards de dollars de produits financiers et a une incidence sur les prêts à taux variable des entreprises et des particuliers.
Devant l’étendue des recherches, va-t-il falloir en conclure que les manipulations des indices de référence ne sont pas l’exception mais la règle, sapant si elles se confirmaient un système financier qui a besoin de ceux-ci pour fonctionner ? Se pourrait-il alors qu’il soit préféré fermer les yeux plutôt que de continuer à inventorier cette hallucinante boîte de Pandore ? Comme s’il valait mieux des indices un peu manipulés que pas d’indice du tout, et qu’il était préférable de faire la part du feu (si ce n’est celle du pauvre) !
Ces enquêtes et révélations aux rebondissements attendus n’épuisent pas le sujet. Car il faut également concevoir un nouveau système de fixation du Libor, en substitution à celui qui s’est révélé défaillant (1). Deux solutions sont disponibles – utiliser le déclaratif des banques, comme jusqu’à maintenant, ou bien les données transactionnelles réelles – mais d’après les spécialistes aucune des deux n’échappe à la possibilité de manipulation ! Dans le second cas, qui paraît a priori plus rigoureux, les données peuvent de plus se révéler insuffisantes, nécessitant alors d’extrapoler sur la base de celles qui sont disponibles…
Les difficultés ne s’arrêtent pas là, un exode étant constaté au sein du panel des banques attachées à l’Euribor, menaçant son existence même, car il n’y a que des coups à prendre dans cette affaire qui reste scabreuse. Mais, quand les autorités prétendent entrer dans le jeu pour mieux le surveiller, les banques se cabrent : on ne touche pas à un mécanisme clé de l’auto-régulation !
Après bien des conciliabules, Nyse Euronext s’est vu confier l’administration du futur système de fixation du Libor, qui continuera d’être réglementé par les autorités britanniques, en s’appuyant sur l’emploi mixte du déclaratif et des données réelles, avec comme justification que chacun des deux principes pourra corriger les imperfections potentielles de l’autre ! Et c’est avec un tel bricolage que l’on prétend régir le monde ! Sans se poser la seule question qui vaille : que penser d’un système financier reposant sur une telle imperfection ?
Le poids et les ramifications du shadow banking permettaient déjà d’avancer que l’opacité du système n’est pas un défaut à corriger, mais qu’il lui est consubstantiel. La découverte que les indices de référence, ces piliers, pouvaient être trompeurs, et que leur fixation par les intervenants des marchés sur lesquels ils sont utilisés est problématique, est toute autant éclairante. Ce monde qui n’a que la confiance a la bouche fonctionne sur la dissimulation et la tromperie par construction…
Hier, il apparaissait qu’une menaçante pénurie de collatéral se profilait, pouvant affecter la solidité de l’édifice, nécessitant de recourir à des artifices avec le risque de précipiter son effondrement ; on sait aujourd’hui que les indices de référence du système financier qui servent à indexer les prix de ses produits financiers sont susceptibles d’être manipulés par les intervenants sur leurs marchés respectifs. Le capitalisme financier porte en lui la crise comme la nuée porte l’orage…
——–
(1) Des banques réunies en panel informent un opérateur des conditions de taux dans lesquelles elles se financent sur le marché, afin que ce dernier en extrait la moyenne arithmétique, donnant sa valeur du jour avant de rendre publique ce qui devient le taux interbancaire (selon différentes maturités).