Billet invité.
Faisant contraste avec l’embellie régnant sur les principales places boursières, le plongeon de 7% de l’indice Nikkei jeudi dernier a Tokyo a frappé les esprits. Les chroniqueurs y ont vu le résultat de l’annonce de mauvaises prévisions industrielles en Chine – second débouché commercial du Japon – et l’effet d’un discours de Ben Bernanke sur le thème de l’arrêt des injections massives de liquidité de la Fed, qui signifierait que la fête est finie (on n’en est pourtant pas là). Ils ont aussi pu constater la grande fragilité du marché des actions qui ne s’appuie pas sur ce qu’il est désormais appelé, comme si cela allait de soi, l’économie réelle.
Mais l’arbre cachait la forêt : le rendement des obligations souveraines a le même jour soudainement triplé pour atteindre 1%, une très grande volatilité étant enregistrée. Un tel taux serait providentiel en Europe mais il représente une véritable révolution au Japon pour avoir longtemps connu une grande stabilité, déflation aidant. La Banque du Japon (BoJ) a immédiatement acheté pour près de 20 milliards de dollars de titres de la dette, afin de contenir une hausse très préoccupante pour elle si elle se poursuivait. Car elle serait alors placée dans une situation fort inconfortable, prise entre deux options opposées : poursuivre ce qu’elle a engagé et entériner la hausse des taux obligataires et ses conséquences sur le refinancement de la dette, ou battre en retraite en abandonnant la lutte contre la déflation. Un dilemme que connait bien la Fed qui, après avoir engagé ses programmes non conventionnels successifs et enregistré leur peu d’effet, s’interroge sur leurs périls potentiels tout en ne se résolvant pas à les stopper en raison des conséquences…
Dans l’immédiat, le gouvernement japonais a été pris à revers, car toute hausse des taux obligataires a pour effet une augmentation du coût du crédit, à l’opposé de ce qui est recherché en vue de favoriser le retour de la croissance. Autre conséquence, les grandes banques japonaises vont devoir reconstituer leurs fonds propres au détriment de la distribution du crédit. Elles sont en effet gorgées de titres obligataires, dont la valeur est en baisse inversement à la hausse du rendement, après avoir acheté une partie importante de la dette japonaise grâce aux liquidités de la BoJ. Sans identifier clairement le rôle des banques, on préférait parler des épargnants et de leur rôle bénéfique, mais peu importe, ceux-ci détiennent 80% de la dette souveraine du pays et devront assumer de lourdes pertes si son rendement continue d’augmenter. Si les achats supplémentaires de la BoJ n’endiguent pas la montée des taux, il ne restera plus qu’à contempler les cerisiers en fleurs l’année prochaine…
Avec sa politique de création monétaire massive – dont l’objectif est de doubler la masse monétaire en deux ans – la BoJ cherche à susciter l’inflation pour financer une dette publique qui en dix ans est passée de 130 à 230% du PIB. Mais le défi auquel le gouvernement doit faire face est de simultanément assurer la soutenabilité de celle-ci, l’apparition d’un déficit de la balance courante rendant à terme son financement plus dépendant du marché international. Comme la Fed aux États-Unis, la BoJ est devenue le principal acheteur de la dette publique japonaise, mais jusqu’où sera-t-il possible d’augmenter la taille de son bilan sans porter atteinte au yen ? Celui-ci n’a pas comme le dollar le bénéfice d’être la monnaie de référence du système monétaire international, ni d’être utilisé de manière privilégiée pour les transactions commerciales.
L’objectif était de pousser les investisseurs à se tourner vers le marché des actions, où ils trouveraient de meilleurs rendements, avec l’espoir de relancer ainsi la machine économique, mais c’est raté ! Que ce soit sur le marché des actions ou obligataire, la situation semble au contraire échapper à la banque centrale, les incertitudes menaçant d’être durables à propos de l’économie chinoise, la prenant en particulier à contre-pied.
La dépréciation du yen par rapport aux autres monnaies (16% par rapport à l’euro depuis le début de l’année, 25% par rapport au dollar en un an) suscite des interventions de plus en plus nombreuses des banques centrales asiatiques, en vue d’enrayer une appréciation de leur monnaie qui fait obstacle aux exportations nationales. A l’arrivée, le rôle régulateur du marché est de plus en plus amoindri en Asie, la région en faveur de laquelle s’opère le basculement de l’économie mondiale, alors que son fonctionnement est déjà altéré par les interventions de la Fed sur le dollar.
Une spirale de dévaluations compétitives est en train d’être progressivement mise en place, sans que leur traduction bénéfique sur les exportations soit assurée. C’est le cas au Japon où la balance commerciale japonaise ne se redresse pas jusqu’à présent. Les exportateurs préfèrent reconstituer leurs marges plutôt que baisser leur prix, tandis que les prix à l’importation subissent la dévalorisation du yen. L’ensemble conjugue ses effets pour déséquilibrer la balance commerciale.
Assiste-t-on au début d’une perte de contrôle de la situation, le gouvernement japonais ayant joué son va-tout ? Cette question en appelle une autre, qui n’est pas spécifique au Japon : que peut-on véritablement attendre des interventions des banques centrales ? Leur attribuer des pouvoirs qu’elles n’ont pas évite de se poser d’autres questions plus dérangeantes…