Billet invité.
Vu de si loin, sans superlatifs superflus, comment rendre compte sous tous ses aspects de l’ampleur de la catastrophe de Fukushima, quand le pays tout entier en subit les effets ? L’électronucléaire est massivement rejeté par les Japonais, mais ils doivent désormais vivre avec les conséquences de ce qui est survenu, en espérant qu’aucun rebondissement n’interviendra dans les installations d’une centrale fragilisée et vulnérable aux séismes.
Les dangers sont invisibles et imposent des mesures permanentes vis-à-vis de l’alimentation et de l’environnement dans la préfecture de Fukushima, où vivent deux millions de Japonais. De nouvelles conditions d’existence au quotidien leur sont imposées, en particulier aux enfants qui seront sans doute appelés plus tard « la génération Fukushima », et qui vivent en permanence avec des dosimètres sur eux. Vivre dans de telles conditions ne peut être souhaité à personne, les experts étant divisés à propos des conséquences des irradiations à faible dose, faute de données et d’études.
Pour les 21.000 ouvriers qui sont déjà passés sur le site de la centrale, où 3.000 travaillent en permanence, la question a été résolue : les données recueillies en 2011 par leurs dosimètres (quand ils en portaient) n’ont toujours pas été transmises par Tepco, l’opérateur de la centrale, à l’organisme chargé de les centraliser, et celles des ouvriers affectés aux chantiers de décontamination des zones évacuées ne le sont pas davantage, empêchant de connaître l’irradiation de ceux qui ont travaillé pour plusieurs entreprises, détentrices des contrats ou sous-traitantes.
Le sort des 62.000 déplacés est incertain, car les aides dont ils bénéficient ne sont pas reconductibles à l’infini et leur précarité est forte : ils sont devenus des citoyens de seconde zone. Afin de les inciter au retour et bien que ce ne soit pas le souhait de la majorité d’entre eux, la préfecture de Fukushima pourrait couper les subventions, leurs indemnités étant taxées par l’État.
Le gouvernement tente d’accréditer l’idée d’un retour à la normalité, dans le but d’effacer ce qui est arrivé, comme si c’était possible. En évoquant la perspective d’un démantèlement de la centrale et en annonçant la décontamination des régions évacuées. Les médias ne cessent de présenter des robots expérimentaux étudiés pour les besoins de ce démantèlement, afin de le rendre crédible. Un jour, c’est un robot « super girafe » qui pourra lever des charges limitées de 150 kg, un autre un pulvérisateur de dioxyde de carbone congelé, pas plus mobile dans l’environnement interne des réacteurs, destiné à décontaminer des surfaces et qui n’a pas encore été testé.
La disproportion est énorme entre les performances de ces robots et les conditions dans lesquelles les travaux de démantèlement devront être effectués à l’intérieur des réacteurs, ainsi que leur ampleur. Illustration des difficultés qui attendent les entreprises chargées du démantèlement promis, les explorations internes aux réacteurs n°1 et 2 organisées par Tepco, l’une par endoscopie et l’autre avec une caméra gamma, donnent des résultats très insatisfaisants : ni l’origine des fuites d’eau contaminée, ni la localisation du corium n’ont pu être établies. Tepco n’est pas parvenu à ce résultat minimum, qui conditionne la suite des opérations.
La décontamination de la région est aussi très largement une fable, notamment en raison de la manière dont elle est réalisée à la va-vite, rejetant dans les rivières, ou les enfouissant superficiellement, la terre et les végétaux contaminés. La gestion des énormes masses de déchets contaminés est un casse-tête : des sites permettant leur enfouissement doivent être choisis, mais leur localisation se heurte aux résistances des autorités locales qui ne veulent pas les accueillir sur leur territoire (le césium 137 a une demi-vie de trente ans).
Quand il ne s’agit pas de terre et de végétaux, dans une contrée montagneuse et forestière, c’est l’eau contaminée qui pose problème. Les fuites de l’eau injectée dans les réacteurs pour les refroidir n’ont toujours pas été localisées, et encore moins colmatées, et 400 mètres cubes d’eau contaminée doivent être quotidiennement stockés dans d’énormes réservoirs, dont la durée de vie est inconnue. La place manque sur le site de la centrale pour continuer à les installer, au fur et à mesure des nouveaux besoins. Le nouveau système de décontamination de l’eau qui permettrait, après traitement, de la rejeter à la mer est toujours en phase de test, et la tentation est grande de trouver un biais afin de déverser dans la mer l’eau contaminée, alors que les pêcheurs ne cessent de capturer des poissons contaminés à leur tour, pour les rejeter ensuite à la mer, et que les sédiments marins sont pollués par du strontium sur des dizaines de kilomètres. Jamais une telle pollution marine n’a été enregistrée, et ses effets n’ont donc pas pu être étudiés. Une autre fable a permis d’évacuer le problème : celle de la dilution de la pollution par les courants marins.
La relance des réacteurs reste un enjeu très important. Seuls deux sont en activité sur un parc désormais réduit à 54 réacteurs, mais ils vont devoir être arrêtés cet été pour maintenance. Les spéculations vont bon train sur cette relance, en raison de l’existence de failles sismiques sous certaines des centrales, et de désaccords entre experts sur leur caractère actif ou non, ou bien de défectuosités des installations constatées lors d’inspections de la NRA, l’autorité régulatrice japonaise qui tente de retrouver une crédibilité évanouie pour justifier demain des mesures impopulaires, après que des travaux limités de mise en conformité aient été effectués. Mais on assiste parallèlement à l’éviction des membres de la commission du ministère de l’industrie chargée de réfléchir à l’avenir de l’électronucléaire qui sont suspectés de ne pas être de ses farouches défenseurs. L’entreprise française Areva, qui a planifié un retour de Mox au Japon après retraitement du carburant nucléaire de ses centrales, n’a quant à elle pas hésité à prédire la relance de six réacteurs cette année, dans l’espoir que les centrales concernées puissent accepter ce dangereux cadeau empoisonné qui contient 7 % de plutonium, conduisant le ministre japonais de l’industrie à plus prudemment déclarer que ce nombre est « imprévisible ».
S’il ne s’agissait que de cela !