Billet invité
Nous vivons décidément une drôle d’époque, comme on dit à chacune d’entre elles ! Lord Adair Turner a lancé un pavé dans la mare début février en prononçant à la Cass Business School de Londres une conférence au titre allant droit au but : « La dette, la monnaie, Méphistophélès : comment sortir de ce
pétrin ? ». Dans une période de désendettement, a-t-il remarqué, il faut se donner des moyens adaptés pour agir et favoriser la demande. S’interroger sur la cible que doit adopter une banque centrale n’est pas suffisant, il est aussi nécessaire de le faire sur ses outils.
Tout en s’entourant de formules interrogatives et balancées et en avançant de manière circonspecte, il préconise de rompre franchement le tabou de la monétisation de la dette (qui l’est de toute façon par la bande, pourrait-on remarquer) et d’appliquer une politique qu’il dénomme pour cela Overt Monetary Financing (financement monétaire ostensible), appelée aussi QEP, pour Quantitative Easing for the People (assouplissement quantitatif pour le peuple).
Le président du FSA, le régulateur britannique – candidat malheureux à la direction de la Banque d’Angleterre – propose aux banques centrales d’adopter une politique de création monétaire novatrice ayant comme singularité de sauter par dessus les banques : l’argent serait distribué directement aux particuliers (ou aux entreprises et aux États). A titre d’exemple, les 85 milliards de dollars injectés mensuellement par la Fed dans le système financier représenteraient ainsi 300 millions de chèques mensuels d’un montant de 283 dollars chacun, telle une allocation versée à chaque Américain, femme, homme et enfant pour favoriser la relance. Et, contrairement au quantitative easing classique pratiqué par celle-ci, il ne serait pas ensuite question, ni même possible, d’« assécher » ces liquidités qui viendraient accroître la masse monétaire. La proposition est troublante, elle a le mérite d’être parlante.
Lord Adair ne se lance pas sans points d’appui et fait assaut de références théoriques au cours de son exposé, dont la transcription écrite fait 46 pages, s’appuyant aussi bien sur Keynes que sur Milton Friedman, ainsi que sur Abba Lerner, un économiste américain qui a inspiré les tenants de la Théorie Monétaire Moderne (MMT), qualifiée de néo-keynesienne et dont le représentant le plus connu aujourd’hui est James Galbraith. Sans entrer dans les détails d’une argumentation fouillée et d’une navigation complexe dans les subtilités presque infinies de la théorie monétaire, sa proposition part de la constatation que, ni la baisse des taux, ni la création monétaire actuelle ne parvenant à relancer l’économie, il faut trouver autre chose si l’on ne veut pas être condamné à des décennies de chômage élevé et de déclin du niveau de vie. Adair Turner évoque à de nombreuses reprises comme exemple à craindre la situation du Japon et l’occasion qui y a été perdue. Il offre une autre version du largage par hélicoptère de la monnaie, pour reprendre l’image initiale de Milton Friedman à laquelle Ben Bernanke est désormais associé.
Les banques conservant par devers elles les liquidités distribuées par les banques centrales, qui selon l’expression consacrée « ne redescendent pas dans l’économie », il faut donc les court-circuiter puisque leur intermédiation ne joue plus son rôle. Quant à l’assèchement des liquidités – l’autre distinguo entre le QE et le QEP – il est tout théorique, sa faisabilité restant à démontrer. Il se pourrait même que la poursuite du QE sur une longue période, telle qu’elle est pressentie, revienne pratiquement au même qu’une politique de QEP…
Poursuivons le raisonnement : si cela devait être le cas, l’une et l’autre des politiques étant susceptible de générer un redémarrage incontrôlé de l’inflation, il vaudrait mieux choisir la seconde tant qu’à faire, car elle serait a priori plus efficace question relance ! Mais ni le niveau structurel actuel du chômage, ni le sous-emploi des capacités de production ne créent les conditions d’un tel redémarrage inflationniste, la période étant au contraire marquée par le danger déflationniste. C’est en tout cas ce que prétendent les partisans de la Théorie monétaire moderne, rejoints dans leur conclusion par Adair Turner, qui prend ses distances avec une automaticité que selon lui rien ne fonde. Le risque est réel mais limité, et ne rien entreprendre, ou le faire tardivement comme c’est actuellement le cas au Japon, c’est prendre selon lui un risque supérieur. Aux dernières nouvelles, ne lui donnant pas tort, le premier ministre japonais menace à nouveau la Banque du Japon de perdre son indépendance, si elle ne parvient pas faire sortir le pays de la déflation…
Certes, les gouvernements risqueraient d’utiliser comme une aubaine cette mesure d’urgence provisoire. Ce qui renvoie à la très relative indépendance des banques centrales, affirmée pour cette raison mais aujourd’hui pratiquement en cause, peut-on remarquer, alors que les frontières entre la politique monétaire et fiscale s’estompent. Mais cette barrière discutée n’a-t-elle pas fait son temps de toute façon ? Elle serait en tout état de cause mieux préservée, selon Adair Turner, si les banques centrales prenaient les devants et agissaient comme il le préconise !
Tabou pour tabou, il est cependant remarquable que l’option d’une restructuration globale de la dette ne soit même pas effleurée dans ce débat à peine engagé, au profit d’une troisième hypothétique voie disponible entre l’austérité et le défaut de paiement. Par contre, la proposition d’Adair Turner prend en compte le danger que représente la nouvelle bulle financière en cours de formation, en évitant au moins de l’alimenter, ce qui n’a pas semblé soucier le G20 finances de Moscou. Tous les prétextes sont bons, en effet, pour justifier une politique de création monétaire par les banques centrales, notamment la relance via des dévaluations compétitives qui n’avouent pas leur nom, qui alimentent cette bulle et la menace renouvelée dans le futur qu’elle représente.
Que vient faire Méphistophélès, le diable dépeint par Goethe, dans ce Faust qui finit mal ? Il lui avait conseillé d’imprimer du papier monnaie pour payer ses frais, ce que le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, n’a pas manqué de rappeler…
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