Billet invité.
Ils avaient l’air bien innocent, les intervenants qui se sont succédés hier à la tribune du colloque tenu à Bercy, démentant la remarque d’un journaliste rapportée par le ministre qui l’organisait, Benoît Hamon, selon laquelle il avait fait entrer « les loups dans la bergerie ». Mais tout de même, à deux pas de la cour des ministères où se déroulait le ballet des grosses voitures noires officielles, ses invités faisaient contraste ! Moins provocatrice, une autre approche pourrait mettre en valeur le chemin parcouru, qui a permis que soient prononcés dans ce cadre, et sous couvert de contributions à l’économie sociale et solidaire (EES), des propos dont l’orthodoxie n’était pas toujours la principale qualité.
Paul Jorion a ouvert le bal avec un rappel historique. Rappelant comment l’économie sociale et solidaire avait ses racines au XIXéme siècle, mais avait alors subi « une défaite cinglante », faisant preuve d’angélisme au nom du « solidarisme », laissant aujourd’hui en jachère des questions essentielles : rien de moins que celles de l’intérêt, de la propriété et de l’héritage… Sera-t-il possible, interrogea-t-il les quelques cinq cent participants au colloque, d’éviter cette fois-ci « la prédation du système capitaliste ambiant dont ils [les projets d’alors] furent incapables de se protéger autrefois ? »
Jean-Louis Laville, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, évoqua plus tard les alternatives devant lesquelles l’ESS se trouve, pouvant au choix être un léger pansement pour les victimes du système, participer à son aggiornamento ou bien être le vecteur d’une émancipation, posant les enjeux et passant la parole à Ruth Munoz, chercheure à l’Universidad Nacional de General Sarmiento de Buenos Aires, l’Amérique latine étant selon lui un exemple précurseur qu’il fallait mieux connaître. Celle-ci exposa en s’appuyant sur les exemples de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil et de l’Equateur une conception reposant sur la coexistence de trois secteurs : public, privé et populaire, s’appuyant sur le développement du troisième de ces pôles. Quelque temps auparavant, Rosabeth Moss Kanter, de la Harvard Business School, avait pris l’auditoire à rebrousse-poil en exposant sa conception du « social empowerment » (l’entrepreunariat social), le plongeant dans une culture américaine des fondations bien-intentionnées et du « social business » qui n’était visiblement pas sa tasse de thé.
A la recherche de « nouveaux référentiels », puisque le colloque proposait de les « penser et construire », pour « concevoir les politiques économiques de demain », Philippe Azkénazy, figure des Economistes atterrés, identifia les anciens référentiels, dont la fameuse théorie du ruissellement, qui veut que la richesse crée par en haut ruisselle vers le bas, proposant au contraire d’assécher le mouvement de concentration de la richesse en créant une dynamique salariale, la redistribution fiscale ne remplaçant pas l’assèchement de la rente en amont.
D’autres approches se succédèrent, familières elles-aussi aux lecteurs du blog. Florence Jany-Catrice, de l’Université de Lille 1, déplora la « communion » entretenue en faveur du PIB et de la croissance, indices et mesures qui occultent toute interrogation s’appuyant sur l’évaluation des besoins, rappelant combien ces repères résultent de conventions reposant sur des projets politiques, le calcul du PIB datant de la sortie de la deuxième Guerre Mondiale… Hégémoniques, les indicateurs ne sont que le reflet de nos représentations collectives, a-t-elle fait remarquer.
Ce même thème des mesures a été repris par d’autres intervenants, en premier par Pierre-Noël Giraud, professeur à Paris-Dauphine, connu pour son analyse de la globalisation porteuse du développement des inégalités. Celles-ci, comme d’ailleurs celle du commerce international, ne disposent pas d’instruments de mesure efficaces. Prenant l’exemple d’un produit « made in world » – comme s’en émerveille Pascal Lamy, directeur général de l’OMC – il a relevé que la mesure des flux commerciaux ne rendait pas justice à la réalité du partage du travail international dont il est l’aboutissement, faussant le raisonnement. La Chine peut ainsi n’être que le lieu d’assemblage final de composants de technologies produits de par le monde. Gaël Giraud, chargé de recherche au CNRS, a ensuite développé une analyse macro-économique de la situation actuelle – qui elle aussi ne prendrait pas par surprise les lecteurs du blog – pour exposer l’intérêt d’une autre mesure : celle de la « capacité relationnelle », montrant avec un exemple au Niger comment les structures traditionnelles de la société africaine étaient brisées par l’implantation de l’industrie pétrolière.
Pierre Noël Giraud avait précédemment présenté son analyse de l’emploi en deux catégories : l’emploi nomade et sédentaire. Le premier pouvant être localisé à leur convenance par les grandes entreprises et le second étant par nature attaché à un territoire. Voyant dans ces dernières un point d’appui pour l’économie sociale et solidaire, n’offrant pas de ce point de vue une vision très optimiste, puisque cette dernière ne représente tous secteurs confondus – et dans une grande confusion – environ 10% de l’emploi…
Il revint à Riccardo Petrella, de l’Institut de recherche sur la politique de l’eau, de tenir des propos particulièrement décapants, transformant par moments en salle de meeting l’amphithéâtre du Centre Pierre Mendès France où le colloque se tenait. « Comment penser la gestion des biens communs pour tous » était intitulée son allocution, définissant ceux-ci comme « les éléments constitutionnels et insubstituables du vivre ensemble ». Se refusant à ce qu’ils puissent être organisés à leur tour sous forme de marché, dénonçant une finance de ce point de vue « criminelle » et pratiquant « le vol du futur », l’illustrant par la qualification, pas innocente, comme une ressource parmi d’autres de l’espèce humaine, à la faveur de l’apparition de la fonction de directeur des ressources humaines…
Tout à son rôle, Benoît Hamon, ministre de l’économie sociale et solidaire et de la consommation, se devait de conclure. En profitant pour rompre quelques lances et dénoncer les vérités intangibles qui sont assenées et derrière lesquelles se cachent des options idéologiques, ainsi que l’accession du marché dans la liste des droits naturels issus de la pensée libérale (et libertarienne).
Qu’a-t-il manqué au colloque, si ce n’est une description et analyse de ce que recouvre aujourd’hui l’ESS et de ce qui est pressenti comme pouvant l’élargir, renvoyant à l’interrogation sur son devenir et à des questions qui ne peuvent être éludées, sur lesquelles elle a déjà buté ?